Technologie en éducation de la petite enfance : commentaire général


McGill University, Canada

Version PDF

Introduction

Les six documents1-6 présentés dans cette section constituent une revue de la littérature scientifique traitant des dommages et bienfaits potentiels des médias numériques utilisés en appui au développement du langage et de la littératie chez les jeunes enfants. Le projet lui-même présuppose l’inévitable infiltration des médias numériques dans les foyers et les écoles, à des fins de divertissement et d’éducation. Bien que la télévision et la vidéo demeurent les formes de contenu médiatique sur écran utilisées le plus couramment par les enfants, l’accès aux appareils mobiles par les enfants dès l’âge de deux ans est en augmentation.7 Certaines personnes craignent qu’une exposition accrue aux médias numériques soit dommageable pour un cerveau en développement, mais leurs mises en garde s’appuient davantage sur un état de panique morale que sur des éléments probants.8 La plupart des scientifiques adoptent une approche prudente, s’efforçant de comprendre dans quelles conditions les médias numériques appuieraient l’apprentissage et de déterminer les facteurs qui nuisent au potentiel éducatif de ces nouvelles technologies. Par exemple, Courage et Troseth1 concluent que les tout-petits peuvent apprendre à l’aide de livres électroniques avec l’accompagnement d’un adulte, mais déconseillent une exposition excessive aux médias sur écran à un trop jeune âge. Zosh, Hirsh-Pasek, Golinkoff et Parish-Morris2 indiquent que des applications éducatives de bonne qualité contribuent à l’exploration orientée vers un objectif d’apprentissage. Korat et Segal-Drori4 déterminent quelles sont les fonctionnalités multimédia des livres électroniques qui facilitent l’apprentissage, ainsi que les fonctionnalités interactives qui détournent de l’apprentissage. Roskos et Brueck5 étudient l’utilisation de livres électroniques en milieu scolaire et mettent l’accent sur la nécessité d’un plus grand nombre d’études sur les pratiques exemplaires du personnel enseignant. Savage et Wood3 examinent des programmes de lecture informatisés et mentionnent que leur efficacité dépend de leur concordance avec la recherche en littératie et de l’expertise des enseignants qui les utilisent. Enfin, Wong et Neuman6 traitent de la possibilité que les livres électroniques contribuent à préparer les apprenants de langue seconde anglaise à fréquenter des écoles où l’enseignement est donné dans la langue majoritaire. 

Études et conclusions

Les études examinées dans ces six documents1-6 utilisent une approche cognitive, en décrivant comment chaque apprenant répond aux médias numériques en fonction de variations des caractéristiques de certaines applications. De ces études, se dégagent des principes universels d’apprentissage, qui eux-mêmes conduisent à la formulation de certaines lignes directrices proposées aux parents et aux enseignants sur le choix et l’utilisation des médias éducatifs. On recommande notamment qu’un adulte guide les interactions de l’enfant avec les médias numériques : qu’il oriente l’attention de l’enfant, l’aide à maîtriser son comportement et ses émotions, et fasse le lien entre le contenu à l’écran et les expériences de vie de l’enfant. Les livres numériques devraient également être conçus pour inviter l’enfant à l’exploration orientée vers un objectif d’apprentissage clair, grâce à des éléments multimédia qui servent à diriger son attention sur le contenu qui contribue à l’apprentissage du langage et au développement de la littératie.  

Les études examinées sont d’excellente qualité et le message général qui s’en dégage est tout à fait sensé : la capacité des médias numériques d’appuyer l’apprentissage des enfants est déterminée par la qualité des applications elles-mêmes et par la manière dont elles sont utilisées à la maison et à l’école. Cependant, les études portant sur les appareils mobiles n’en sont qu’à leurs débuts et les connaissances à ce sujet sont largement incomplètes. Les implications de ces études relativement aux politiques à adopter demeurent donc fort incertaines. L’une des préoccupations principales est la nécessité de réaliser des études qui ciblent des groupes d’utilisateurs diversifiés. Korat et Segal-Drori4 soulignent que les fonctionnalités multimédia des livres numériques semblent particulièrement bénéfiques aux enfants de familles socialement défavorisées. Par conséquent, des lignes directrices « universelles » en matière de conception et d’utilisation de livres numériques ne seraient pas idéales. Courage et Troseth1 mettent en évidence l’insuffisance des études qui portent sur les enfants ayant des troubles du langage. On ignore en effet si cette population tirera des avantages uniques de la stimulation engendrée par les éléments multimédia des livres numériques, ou si elle présentera une vulnérabilité unique aux sources de distraction que contiennent ces livres. On ignore également si le programme standard de lecture dialogique et de stimulation langagière qui est fourni aux parents d’enfants ayant des troubles du langage peut être généralisé et s’appliquer au contexte de l’utilisation du livre numérique. Wong et Neumann6 traitent de la capacité des livres numériques multimédia de contribuer à l’apprentissage de l’anglais par les apprenants de langue maternelle minoritaire afin de faciliter la transition vers l’école. Cependant, les études portant sur des élèves multilingues dans d’autres contextes sont insuffisantes. Par exemple, dans certains pays, l’État peut appuyer la préservation de la langue minoritaire employée au foyer, tandis qu’ailleurs les écoles enseignent plusieurs langues officielles. En outre, le besoin de protéger les langues autochtones est de plus en plus présent. Il faudra d’autres études afin de déterminer la meilleure manière de concevoir et de mettre en œuvre des technologies numériques qui soutiennent l’apprentissage du langage et le développement de la littératie dans plusieurs langues, dans ces contextes variés. 

Implications pour l’élaboration de politiques et de services

Les implications des études décrites dans ces documents, en matière d’élaboration de politiques, concernent les consommateurs en tant qu’individus. On encourage les parents à accompagner leurs enfants lorsqu’ils s’amusent avec des applications, ainsi qu’à lire avec eux des livres électroniques tout comme ils lisent des livres imprimés.9,10 On exhorte les enseignants et les bibliothécaires à sélectionner les applications en suivant des principes scientifiques, ainsi qu’à les utiliser conformément aux pratiques exemplaires.11,12 Cependant, il n’existe aucune étude permettant d’affirmer que ces lignes directrices seront efficaces pour les personnes ciblées. De plus, on ignore si les services conçus pour modifier les comportements individuels auront une incidence plus grande, en particulier sur les groupes mentionnés précédemment : les enfants de familles à revenu plus faible, les enfants ayant des troubles du langage et les enfants multilingues.

La « fracture numérique » est un fait reconnu : les familles aux ressources financières plus limitées ont du retard en ce qui concerne l’adoption des nouvelles technologies.13 Par exemple, au Canada, 7 % des ménages n’ont pas d’accès Internet et 11 % n’ont aucun téléphone cellulaire. L’écart entre les familles les plus pauvres et les plus riches relativement à ces deux technologies est estimé à environ 30 %.14 Les familles qui n’utilisent pas ces technologies ont un large éventail de motifs, mais le coût prohibitif et la mauvaise qualité des services en région rurale jouent un rôle important. Toutefois, l’accès aux technologies n’est pas le seul enjeu. L’utilisation que l’on en fait diffère d’une famille à l’autre. Même lorsque l’accès à Internet est universel, les jeunes défavorisés utilisent les ordinateurs principalement pour jouer, tandis que les mieux nantis les utilisent également pour chercher de l’information, lire les nouvelles et accéder à des services importants.15 Les familles appartenant à différents groupes sociaux semblent avoir des attitudes différentes envers l’utilisation des médias numériques que font leurs jeunes enfants. Les parents de la classe moyenne supérieure sont relativement moins portés à considérer que les applications pour tablettes sont « éducatives » et n’aiment pas lire des livres numériques avec leurs enfants parce qu’ils limitent activement leur « temps d’écran ». Les parents de familles plus défavorisées indiquent qu’ils n’ont pas le temps d’utiliser des livres numériques et des applications conjointement avec leurs enfants. Ils pourraient donc valoriser l’accès à des applications éducatives qui compenserait efficacement ce manque de temps.7,16,17 Ces différences entre les groupes sociaux qui caractérisent l’accès aux ressources financières, les compétences et le temps disponible portent à croire que les politiques devraient être élaborées en fonction des besoins de certaines familles. Les campagnes publiques de sensibilisation qui exhortent tous les parents à lire des livres imprimés et numériques avec leurs enfants pourraient avoir pour effet d’accentuer la fracture numérique plutôt que de la réduire. Quoi qu’il en soit, les études doivent évaluer directement les résultats des politiques et des services pour divers groupes sociaux.

Certaines études ont révélé que les livres numériques enrichissaient l’apprentissage du langage et le développement de la littératie chez les enfants socialement défavorisés.18 Par la suite, d’autres ont suggéré que les bienfaits des médias numériques pourraient être particulièrement marqués chez les enfants présentant des facteurs de risque biologiques – et en particulier les garçons ayant des troubles du langage et des difficultés en lecture.19,20,21 Le texte en surbrillance attire l’attention de l’enfant sur le contenu écrit, les animations enseignent le vocabulaire et les liens entre les mots et leur signification, tandis que les fonctions de synthèse de la parole facilitent la compréhension du récit. L’expérience multimédia que permet le livre numérique est intéressante et pourrait être particulièrement motivante pour les enfants dont on sait qu’ils ne sont pas attirés par les livres imprimés. Cependant, cette hypothèse n’a pas été étudiée en détail et il semble tout aussi probable que les éléments technologiques soient des éléments perturbants plutôt qu’accommodants pour les enfants à besoins particuliers. Il est possible que les enfants présentant des faiblesses en matière de langage et de littératie soient distraits par les fonctionnalités interactives ou deviennent trop dépendants des aspects non textuels du livre pour le comprendre. Par conséquent, leur expérience de lecture comme telle s’en trouverait d’autant amoindrie. Il est urgent que des études se penchent sur l’incidence des médias numériques sur la littératie des enfants à besoins particuliers. 

L’insuffisance des études sur les apprenants multilingues est aussi très marquée. Les livres numériques comprennent de nombreuses fonctionnalités ayant la capacité de contribuer à préserver la langue parlée au foyer et l’acquisition de la langue parlée à l’école pour les enfants multilingues.22 Certaines solutions sont prometteuses, comme celles permettant l’ajout d’une narration multilingue aux récits populaires du commerce ou la création d’histoires personnalisées. C’est ce qu’a démontré un projet consistant à utiliser des histoires en format multimédia pour revitaliser des langues autochtones menacées.23 Pour adapter les politiques et les services s’adressant aux enfants d’un large spectre de communautés sociales, culturelles et linguistiques, il faut une collaboration étroite entre les chercheurs, les familles, les communautés, les éducateurs et les concepteurs d’applications. Par ailleurs, une telle collaboration doit s’appuyer sur des bases solides, c’est-à-dire le soutien et le financement du secteur public. En définitive, pour exploiter le plein potentiel des médias numériques, il faudra considérer les utilisateurs de ces outils autrement qu’en tant que simples consommateurs.

Références

  1. Courage ML, Troseth GL. L’apprentissage à partir de médias électroniques chez les jeunes enfants. Dans: Tremblay RE, Boivin M, Peters RD, eds. Encyclopédie sur le développement des jeunes enfants. http://www.enfant-encyclopedie.com/technologie-en-education-de-la-petite-enfance/selon-experts/lapprentissage-partir-de-medias. Publié en Novembre 2016.
  2. Zosh JM, Hirsh-Pasek K. Apprendre à l’ère numérique : réintroduire l’éducation dans les applications éducatives pour jeunes enfants. Dans: Tremblay RE, Boivin M, Peters RD, eds. Encyclopédie sur le développement des jeunes enfants. http://www.enfant-encyclopedie.com/technologie-en-education-de-la-petite-enfance/selon-experts/apprendre-lere-numerique-reintroduire. Publié en Novembre 2016.
  3. Savage R, Wood E. Les outils technologiques visant le développement de la littératie au début du parcours scolaire. Dans: Tremblay RE, Boivin M, Peters RD, eds. Encyclopédie sur le développement des jeunes enfants. http://www.enfant-encyclopedie.com/technologie-en-education-de-la-petite-enfance/selon-experts/les-outils-technologiques-visant-le. Publié en Novembre 2016.
  4. Korat O, Segal-Drori O. Le livre numérique comme outil d’apprentissage du langage et de la littératie pour les jeunes enfants. Dans: Tremblay RE, Boivin M, Peters RD, eds. Encyclopédie sur le développement des jeunes enfants. http://www.enfant-encyclopedie.com/technologie-en-education-de-la-petite-enfance/selon-experts/le-livre-numerique-comme-outil. Publié en Novembre 2016.
  5. Roskos K, Brueck JS. L’utilisation des livres numériques dans l’apprentissage de la littératie : pratiques émergentes. Dans: Tremblay RE, Boivin M, Peters RD, eds. Encyclopédie sur le développement des jeunes enfants. http://www.enfant-encyclopedie.com/technologie-en-education-de-la-petite-enfance/selon-experts/lutilisation-des-livres-numeriques-dans. Publié en Novembre 2016.
  6. Wong KM, Neuman SB. Outils médiatiques éducatifs pour apprenants de langue seconde anglaise d’âge préscolaire. Dans: Tremblay RE, Boivin M, Peters RD, eds. Encyclopédie sur le développement des jeunes enfants. http://www.enfant-encyclopedie.com/technologie-en-education-de-la-petite-enfance/selon-experts/outils-mediatiques-educatifs-pour. Publié en Novembre 2016.
  7. Rideout VJ. Learning at home: Families' educational media use in America. A report of the Families and Media Project. New York: The Joan Ganz Cooney Center at Sesame Street Workshop; 2014. 
  8. Greenfield S. Mind change: How digital technologies are leaving their mark on our brains. London: Random House; 2014.
  9. Hirsh-Pasek K, Zosh JM, Golinkoff RM, Gray JH, Robb MB, Kaufman J. Putting education in "educational" apps: Lessons from the science of learning. Psychological Science. 2015;16(1):3-34.
  10. Joan Ganz Cooney Center. Family time with apps: A guide to using apps with your kids. Author: Computer software. Available at http://www.joanganzcooneycenter.org/publication/family-time-with-apps/. Publié le 4 décembre 2014. Consulté le 29 novembre 2016.
  11. Roskos K. First principles of teaching reading with e-books in the primary grades. In: Kucirkova N, Falloon G. Apps, technology and young learners: International evidence for teaching. New York, NY: Routledge; 2017:27-38.
  12. Koester A. Young children, new media, and libraries: Guide for incorporating new media into library collections, services, and programs for families and children ages 0-5. Available at https://littleelit.files.wordpress.com/2015/06/final-young-children-new-media-and-libraries-full-pdf.pdf. Publié en 2015. Consulté le 29 novembre 2016.
  13. Rainie L, Smith A. Tablet and e-reader ownership update. Pew Research Center. Available at http://www.pewinternet.org/2013/10/18/tablet-and-e-reader-ownership-update/. Publié le 18 octobre 2013. Consulté le 29 novembre 2016.
  14. Affordable Access Coalition. Phase I Intervention, Telecom Notice of Consultation CRTC 1015-134: Review of basic telecommunications services. Available at https://www.acorncanada.org/resource/%E2%80%9Caffordable-access-coalition%E2%80%9D-phase-1-intervention-telecom-notice-consultation-crtc-2015. Publié le 15 juillet 2015. Consulté le 29 novembre 2016.
  15. OECD. Are there differences in how advantaged and disadvantaged students use the internet? PISA In Focus, 2015/07 (July). Retrieved from http://www.keepeek.com/Digital-Asset-Management/oecd/education/are-there-differences-in-how-advantaged-and-disadvantaged-students-use-the-internet_5jlv8zq6hw43-en#.WD2qOtLhDde. Publié en juillet 2015. Consulté le 29 novembre 2016.
  16. Rideout V, Katz VS. Opportunity for all? Technology and learning in lower-income families. Available at http://www.joanganzcooneycenter.org/wp-content/uploads/2016/01/jgcc_opportunityforall.pdf. Publié Hiver 2016. Consulté le 29 novembre 2016.
  17. Rideout V, Scott KA, Clark KA. The digital lives of African American tweens, teens, and parents: Innovating and learning with technology. Available at https://cgest.asu.edu/digitallives. Publié Automne 2016. Consulté le 29 novembre 2016.
  18. Takacs ZK, Swart EK, Bus AG. Can the computer replace the adult for storybook reading? A meta-analysis on the effects of multimedia stories as compared to sharing print stories with an adult. Frontiers in Psychology. 2014;5:1366.
  19. Bus AG, Takacs ZK, Kegel CAT.  Affordances and limitations of electronic storybooks for young children's emergent literacy. Developmental Review. 2015;35:79-97. doi:http://dx.doi.org/10.1016/j.dr.2014.12.004.
  20. Miller EBW, Mark. Young children and e-reading: research to date and questions for the future. Learning, Media, and Technology. 2013;39(3):283-305. doi:http://dx.doi.org/10.1080/17439884.2013.867868.
  21. Shamir A, Korat O. Introduction: Technology as a support for literacy achievements for children at risk. In: Shamir A, Korat O, eds. Technology as a support for literacy achievements for children at risk. Springer; 2013:1-8. doi:10.1007/978-94-007-5119-4
  22. Rees K, Rvachew S, Nadig A. Adults and children make meaning together with e-books. In: Kucirkova N, Falloon G, eds. Apps, technology and younger learners. New York, NY: Routledge; 2017:147-162.
  23. Treble P. How to preserve Indigenous languages for the next generation. MacLean’s. Available at http://www.macleans.ca/culture/books/how-to-preserve-indigenous-languages-for-the-next-generation/. Publié le 27 septembre 2016. Consulté le 29 novembre 2016.

Pour citer cet article :

Rvachew S. Technologie en éducation de la petite enfance : commentaire général. Dans: Tremblay RE, Boivin M, Peters RDeV, eds. Rvachew S, éd. thème. Encyclopédie sur le développement des jeunes enfants [en ligne]. https://www.enfant-encyclopedie.com/technologie-en-education-de-la-petite-enfance/selon-experts/technologie-en-education-de-la-petite. Publié : Novembre 2016. Consulté le 28 mars 2024.

Texte copié dans le presse-papier ✓