Les connaissances numériques des jeunes enfants


University of Hawaii, États-Unis

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Introduction

Au cours des dernières années, le nombre de recherches sur les connaissances numériques des jeunes enfants a rapidement augmenté. Ces recherches englobent une vaste gamme de compétences et de concepts : la capacité des nourrissons à différencier des ensembles contenant différents nombres d’éléments;1,2 celle des enfants d’âge préscolaire à comprendre les mots représentant des chiffres,3,4 à compter5,6,7 ainsi que leur compréhension de la relation inverse entre l’addition et la soustraction.8,9

Sujet

La recherche sur les connaissances numériques des jeunes enfants constitue une base importante permettant de formuler des normes qui s’appliquent à l’éducation des jeunes enfants10 et de concevoir des programmes d’enseignement des mathématiques destinés à la petite enfance.11,12,13 De plus, les connaissances mathématiques que les enfants acquièrent avant de commencer leur scolarité officielle ont des répercussions importantes sur leur performance scolaire et sur leurs futurs choix de carrière.14 Une analyse des variables prédictives de la performance scolaire basée sur six séries de données provenant d’études longitudinales révèle que les habiletés mathématiques des enfants à l’entrée à l’école prédisent plus efficacement la performance scolaire ultérieure que les habiletés précoces en lecture, les capacités d’attention ou les habiletés socioaffectives.15

Problèmes

Fondamentalement, la numératie suppose de comprendre les nombres en tant que représentation d’un type particulier de grandeur. En conséquence, pour comprendre comment la numératie se développe chez les jeunes enfants, il faut comprendre comment ils en viennent à saisir les relations quantitatives de base qui sont communes aux nombres et aux autres quantités ainsi que les aspects du nombre qui les distinguent des autres types de quantités.

Contexte de la recherche

La recherche classique de Piaget sur le développement logicomathématique a porté sur la compréhension que les enfants ont des propriétés générales des quantités comme la sériation et la conservation des relations d’équivalence dans le cas de certaines formes de transformations.16 Cependant, Piaget pensait que ce type de connaissances n’émergeait qu’avec l’acquisition de la pensée opérationnelle concrète vers l’âge de 5 à 7 ans. Plus tard, d’autres chercheurs17 ont entrepris de démontrer que les enfants plus jeunes possèdent des connaissances numériques considérablement plus importantes que ce que Piaget pensait. De plus, la recherche contemporaine fournit des preuves de l’existence d’une large gamme d’habiletés numériques précoces.18

Questions clés pour la recherche

Selon une allégation influente mais controversée que l’on retrouve dans la littérature actuelle sur les habiletés numériques précoces, le cerveau est « câblé » pour les nombres.19,20 Les données sur la discrimination numérique effectuée par les nourrissons humains et par les animaux corroborent souvent cette idée.21 Les critiques des explications innéistes de la connaissance numérique (innéisme : doctrine philosophique selon laquelle le cerveau contient des idées et des connaissances dès la naissance) notent cependant l’omniprésence du changement développemental dans le raisonnement numérique,22 la lenteur de la différenciation des nombres par rapport aux autres dimensions quantitatives23 et la nature contextualisée des connaissances numériques précoces.24 De plus, les données accumulées indiquent que la langue24 et les autres pratiques et produits culturels25,26 contribuent énormément à l’acquisition des connaissances numériques chez les jeunes enfants.

Récents résultats de recherche

La connaissance numérique pendant la prime enfance

Un des domaines les plus actifs de la recherche actuelle est celui des habiletés numériques des nourrissons. Kobayashi, Hiraki et Hasegawa1 ont utilisé les écarts entre l’information visuelle et auditive concernant le nombre d’éléments dans un ensemble pour vérifier la discrimination numérique chez les enfants de six mois. Ils leur ont montré des objets qui faisaient un son lorsqu’on les laissait tomber sur une surface, puis en ont laissé tomber deux ou trois derrière un écran de façon à ce que les nourrissons  entendent le son de chaque objet sans toutefois les voir. Ensuite, ils ont enlevé l’écran pour révéler soit le nombre exact d’objets, soit le nombre différent (trois s’il y avait eu deux sons et vice versa). Les nourrissons regardaient les éléments plus longuement quand le nombre d’éléments révélés ne correspondait pas au nombre de sons que lorsque les deux correspondaient, ce qui indique qu’ils étaient capables de faire la différence entre deux et trois objets. D’autres recherches indiquent que les nourrissons de six mois peuvent aussi différencier des quantités numériques plus importantes pourvu que le ratio qui les sépare soit large. Les nourrissons de six mois font la différence entre 4 et 8,27 et même entre 16 et 32.28 Lorsque l’écart est moins grand (par exemple, 8 par rapport à 12), ils ne réussissent pas à le percevoir,29 mais les enfants plus âgés y parviennent.2 Ainsi, les nourrissons deviennent capables de faire des discriminations numériques plus précises au fur et à mesure qu’ils vieillissent.

La connaissance des relations numériques chez les jeunes enfants

Parce que les nombres représentent un type de grandeur, l’aspect fondamental des connaissances numériques se rapporte aux relations d’égalité, d’infériorité et de supériorité entre les quantités numériques.30 Il est quelque peu surprenant qu’à la lumière des résultats concernant la prime enfance, la comparaison numérique des séries soit une performance développementale significative pour les enfants d’âge préscolaire, surtout lorsque cela suppose d’ignorer les autres différences entre les séries.

Par exemple, Mix31 a étudié la capacité des enfants de trois ans d’apparier numériquement une série de 2, 3 ou 4 points noirs. La tâche était facile à accomplir lorsque les objets à manipuler donnés aux enfants étaient semblables sur le plan perceptuel aux points qu’ils devaient apparier (p. ex., des disques noirs ou des coquillages rouges dont la taille était à peu près la même que celle des points). Cependant, la performance des enfants déclinait lorsque les objets contrastaient sur le plan perceptuel avec les points (p. ex., des figurines représentant des lions ou des objets hétérogènes).

Muldoon, Lewis et Francis7 ont vérifié la capacité d’enfants de 4 ans à évaluer la relation numérique entre deux rangées de blocs (contenant 6 à 9 éléments par rangée) en les plaçant devant des indices trompeurs quant à la longueur de la rangée, c’est-à-dire que deux rangées de longueurs inégales contenaient le même nombre d’éléments, ou que deux rangées de longueurs égales contenaient différents nombres d’éléments. La plupart des enfants se sont basés sur la comparaison de la longueur plutôt que sur le calcul des éléments pour comparer les rangées. Cependant, une procédure consistant à offrir trois séances de formation a conduit à une meilleure performance, surtout chez les enfants à qui on avait demandé d’expliquer pourquoi les rangées étaient en fait numériquement égales ou inégales pendant la formation (tel qu’indiqué par l’expérimentateur).

Les lacunes de la recherche

Bien que les données expérimentales sur la numératie précoce s’accumulent rapidement, l’absence d’explications théoriques intégrant toute la gamme de résultats empiriques limite notre compréhension de la cohérence des divers résultats déjà obtenus et des problèmes qui restent à résoudre. Par exemple, dans la littérature sur la prime enfance, les explications contradictoires des capacités numériques précoces ont généré beaucoup de recherches au cours des dernières années, pourtant, les résultats n’ont pas eu pour effet de diminuer la controverse théorique. Lorsqu’ils présentent des conclusions théoriques, les chercheurs doivent connaître l’ensemble du corpus de résultats et formuler leurs théories avec suffisamment de précision pour que l’on puisse les différencier empiriquement.

De plus, les chercheurs doivent rassembler une information de meilleure qualité sur les processus qui ont permis d’améliorer les connaissances de la numératie chez les jeunes enfants. Nous savons que les variables contextuelles allant de la culture et de la classe sociale32 aux modèles d’interaction parent-enfant33,34 et enseignant-enfant35 ont des répercussions sur la performance des jeunes enfants. Cependant, jusqu’à présent, nous n’avons que des bribes d’information provenant principalement d’études de formation expérimentales ,25,36qui expliquent comment les expériences particulières peuvent altérer le raisonnement numérique des enfants. La recherche comportant des données convergentes sur :  a) les expériences numériques quotidiennes des jeunes enfants et sur la variation de ces expériences en fonction de l’âge de l’enfant, et b) les effets expérimentaux de ces types d’expérience sur la réflexion des enfants serait particulièrement utile.

Conclusions

La recherche disponible sur le développement des connaissances des jeunes enfants concernant les nombres soutient quatre généralisations qui ont d’importantes conséquences pour la politique et la pratique. Premièrement, le développement numérique comporte de multiples facettes. La numératie pendant la petite enfance englobe bien plus que le calcul et la connaissance de certains faits arithmétiques élémentaires. Deuxièmement, malgré les habiletés numériques démontrées même par les nourrissons, le changement lié à l’âge est omniprésent. Dans les comparaisons entre les groupes d’âge, les enfants plus âgés obtiennent presque toujours de meilleurs résultats que les autres. Troisièmement, la variabilité est omniprésente. La performance de chaque enfant varie lorsqu’il effectue différentes tâches numériques,37 lorsqu’il participe à des types particuliers de raisonnement numérique dans différents contextes3 et même lorsqu’il reçoit de la rétroaction pour chaque réponse quand il effectue une seule tâche.5,38 Enfin, les progrès des enfants dans l’acquisition de connaissances numériques sont très influençables. Les activités non structurées comme les jeux de société,25 les activités expérimentales visant à mettre en lumière les relations numériques7,36 et les variations inhérentes aux façons dont les parents33,34  et les enseignants35 parlent des chiffres aux enfants influencent ces progrès.

Implications

La recherche sur la numératie pendant la petite enfance peut considérablement contribuer aux politiques et à la pratique en documentant les objectifs déterminés pour l’instruction des mathématiques chez les jeunes enfants. Comme le développement numérique comporte de multiples facettes, les programmes d’enseignement devraient s’efforcer de viser plus large et ne pas se contenter d’améliorer les compétences des enfants en calcul ou de leur enseigner certains faits arithmétiques de base. Les nombres, comme les autres ordres de grandeur, sont caractérisés par des relations d’égalité et d’inégalité. En même temps, ils sont différents des autres types de grandeur parce qu’ils se basent sur la division d’une quantité globale en unités. Les activités pédagogiques qui encouragent les enfants à réfléchir aux relations entre les quantités et aux effets des transformations comme la division, le groupement ou la réorganisation de ces relations peuvent les aider à mieux comprendre ces notions. La variabilité et la malléabilité de la réflexion numérique des jeunes enfants indiquent que les programmes d’enseignement peuvent énormément contribuer à leurs connaissances croissantes des nombres.

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Pour citer cet article :

Sophian C. Les connaissances numériques des jeunes enfants. Dans: Tremblay RE, Boivin M, Peters RDeV, eds. Bisanz J, éd. thème. Encyclopédie sur le développement des jeunes enfants [en ligne]. https://www.enfant-encyclopedie.com/numeratie/selon-experts/les-connaissances-numeriques-des-jeunes-enfants. Publié : Juin 2009. Consulté le 18 mars 2024.

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