[Archivé] Développement de l’enfant et les circuits émotionnels du cerveau des mammifères


College of Veterinary Medicine, Washington State University, États-Unis

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Introduction et sujet

Les petits bébés éprouvent-ils de la douleur lorsqu’ils sont circoncis sans anesthésie? Malgré la position ambiguë adoptée par les médecins du XXe siècle, la réponse est bien sûr « oui ». Il est maintenant très clair que les circuits sous-corticaux qui se trouvent dans les cerveaux extrêmement affectifs de tous les mammifères leur permettent d’éprouver des émotions. On en est venu à cette conclusion après avoir réalisé des centaines d’études sur la stimulation cérébrale chez d’autres animaux, dans lesquelles on pouvait facilement s’apercevoir que les effets de « récompense » et de « punition » étaient produits par les systèmes émotionnels sous-corticaux, homologues chez tous les mammifères, et que ces effets ne pouvaient essentiellement pas être déclenchés par les régions supérieures du cerveau.1,2,3 Les sentiments affectifs primaux font partie intégrante de l’appareil d’action émotionnelle des mammifères dont nous avons hérité, lequel influence grandement l’apprentissage et le développement de l’appareil cognitif situé dans le néocortex.

Par conséquent, les leçons tirées des autres mammifères, sur lesquels on peut mener des études de causalité essentielles en neurosciences, s’appliquent à nos enfants. Leur nature affective intense, en particulier pendant les premières années de la vie, est le résultat des fonctions affectives innées formées par l’évolution. Par exemple, les pleurs, même lorsqu’ils ne sont pas précipités par une douleur physique, reflètent une douleur psychologique, qu’ils soient liés à la faim ou à la détresse de séparation (qui commence à partir de l’âge de six mois). Avant que les nourrissons apprennent à parler, on peut généralement se fier à l’expression de leurs émotions pour comprendre leurs expériences affectives, notamment à leurs diverses vocalisations émotionnelles, homologues à celles d’autres mammifères.4

Problèmes et contexte de la recherche

L’expérience de la douleur, similaire chez tous les mammifères, se traduit par des hurlements et des pleurs. Lorsque les circuits du cerveau, y compris ceux qui engendrent la RAGE et la PEUR, sont activés de manière artificielle, les animaux interrompent rapidement la stimulation. Il en est de même pour la joie : les humains rient quand ils ressentent de la joie et d’autres animaux émettent eux aussi des sons s’apparentant au rire lorsqu’ils jouent ou qu’on les chatouille. Ils apprennent à stimuler eux-mêmes des systèmes de JEU qui les amènent à produire ces sons de joie et ils le font également avec les circuits du cerveau qui génèrent les comportements d’exploration (RECHERCHE), les comportements sexuels (PASSION) et les comportements maternels (SOINS).1,3 (Veuillez noter que l’utilisation de la majuscule est une convention de nomenclature qui sert à indiquer que ces systèmes constituent des processus fondamentaux, aussi connus sous le nom de « stimuli et réactions inconditionnelles » dans le langage de l’enseignement de la psychologie comportementale.)

Des études entre les espèces d’animaux ont révélé la présence de mécanismes cérébraux dont les humains sont aussi dotés, mais ces mécanismes ne peuvent être examinés dans le cadre d’une étude sur les humains sans enfreindre les règles d’éthique. Les leçons que l’on peut tirer de la neuroscience affective sont très claires. Tous les affects liés à des processus primaires – l’excitation émotionnelle, mais aussi les sensations à valence positive ou négative (p. ex., douleur et goût) et les sensations liées aux fonctions homéostatiques (p. ex., faim et soif) – sont produits par des systèmes sous-corticaux induits par des circuits neuronaux et des processus neurochimiques anciens du point de vue de l’évolution, concentrés au centre et dans les parties inférieures du cerveau, c’est-à-dire dans des régions cérébrales très anciennes. La recherche sur les animaux a aussi révélé la présence de mécanismes d’apprentissage affectif liés à des processus secondaires universels, qui ont lieu dans les noyaux gris centraux (p. ex., amygdale, noyau accumbens, etc.) largement liés au néocortex. Ce sont les processus tertiaires du cerveau et de l’esprit – la capacité d’avoir des pensées, des idées et des ruminations – qui requièrent la présence, dans le néocortex, d’une grande quantité de tissus essentiellement tabula rasa à la naissance. La plupart des fonctions de notre cortex visuel sont fondamentalement programmées par nos expériences.

La « modularité » corticale apparaît lors de l’apprentissage, rendant ainsi le développement affectif précoce crucial pour la qualité des aptitudes mentales supérieures. La compréhension de ces niveaux d’évolution et de développement de l’émergence  cognitive a des conséquences directes sur les pratiques d’éducation parentale des enfants: il faut optimiser les effets positifs et minimiser les effets négatifs tout en intégrant un grand nombre de défis qui demanderont aux enfants de gérer leurs aptitudes mentales supérieures en rapide croissance. Bien des avenues sont prometteuses, beaucoup ne le sont pas, selon les exigences culturelles locales et écologiques, mais des conseils sensés, imprégnés d’une grande intelligence émotionnelle sont disponibles.5 Un bon exemple de ceci se trouve dans le développement du langage. Les nourrissons adorent entendre les intonations musicales ou mélodiques qui reflètent les émotions de leur mère lorsqu’elle leur parle en langage enfantin. Le premier objectif en matière d’acquisition du langage est de s’engager de façon positive avec les intonations mélodiques de sa langue maternelle. La signification des propositions suit l’engagement affectif.

Résultats récents de la recherche

Les circuits affectifs de base du cerveau des mammifères

On compte au moins sept types primaux de systèmes émotionnels dans le cerveau de tous les mammifères (voir Panksepp1 pour obtenir une description complète des aspects anatomiques, neurochimiques et comportementaux de ces systèmes). Tous les systèmes sont situés dans la région sous-corticale et forment de grands réseaux transversaux qui relient des régions anciennes du mésencéphale, comme la substance grise périaqueducale et l’aire tegmentale ventrale, et différents noyaux gris centraux, comme l’amygdale et le noyau accumbens, qui sont bien reliés aux tout aussi anciens cortex cingulaire, insulaire, orbitofrontal et frontal médian par des voies passant par l’hypothalamus et le thalamus. Chaque système comporte un grand nombre d’éléments descendants et ascendants qui s’unissent pour coordonner les comportements émotionnels instinctifs, les changements physiologiques autonomes et les sentiments bruts. C’est au cours de l’apprentissage que ces systèmes sont activés et régulés par des mécanismes qui s’enclenchent dans les régions supérieures du cerveau. Les sept systèmes pour lesquels les résultats sont actuellement abondants sont les suivants :

  1. Le Système RECHERCHE/Désir. Ce système de but-général d’appétit et de motivation est essentiel au fonctionnement efficace de tous les autres systèmes émotionnels. Par conséquent, il est à l’origine de tous les autres, car il nous pousse à explorer le monde et à nous y ouvrir avec une curiosité et un intérêt fervents, ce qui produit un grand apprentissage spontané et peut se transformer en structures d’habitude (dans les noyaux gris centraux) et en structures de connaissance (dans le néocortex). La RECHERCHE permet aux animaux et aux humains de trouver et d’anticiper avec enthousiasme toutes sortes de ressources dont ils ont besoin pour survivre, comme l’eau, la nourriture et la chaleur, mais également la créativité et les engagements enjoués qui favorisent le développement de nombreuses compétences, dont celles liées à la PASSIOIN et aux SOINS. D’un point de vue pathologique, ce système explique l’ensemble des dépendances aux drogues artificielles (p. ex., cocaïne et héroïne) et sur les compulsions naturelles (jeu, sexualité obsessionnelle, etc.). Les circuits de la RECHERCHE ont été appelés le « système de récompense/plaisir du cerveau », mais celui-ci correspond plutôt à la sensation d’euphorie ressentie lorsque l’on participe avec le monde de façon enthousiaste. Les enfants ont besoin qu’on leur offre de nombreuses occasions de faire fonctionner ce système d’exploration.
  2. Le Système RAGE/Colère. Lorsque le système de la RECHERCHE est entravé, cela cause de la RAGE/colère/agressivité (p. ex., il suffit d’empêcher un bébé de faire quelque chose pendant un court instant). Tous les enfants ont plusieurs expériences avec ce système au cours de leur développement. L’objectif devrait être d’aider les enfants à maîtriser cette capacité de l’esprit et de minimiser son influence sur le développement de la personnalité.
  3. Le Système PEUR/Anxiété. Les circuits de la PEUR aident l’ensemble des mammifères à réduire la douleur et les risques de destruction. Ils nous encouragent à rester figés sur place lorsque le danger est au loin et à nous enfuir lorsqu’il est près. Ce système nous conditionne rapidement et favorise ainsi l’apparition de troubles traumatiques et d’autres problèmes psychiatriques. Les enfants doivent apprendre à faire face aux vicissitudes détectées par ce système en utilisant des moyens adaptés à leur âge et en le faisant dans des milieux fondamentalement sécuritaires.
  4. Les Systèmes de PASSION/sexuel typiques mâles et femelles. Gravés dans le cerveau des nourrissons au cours des premiers mois du développement (pendant le deuxième trimestre chez l’être humain), ils favorisent l’apparition d’une forme de sexualité chez l’enfant et « prennent vie » à l’adolescence alors qu’une sécrétion massive d’hormones sexuelles produites par les testicules, les ovaires et les surrénales entraîne la maturité sexuelle de façon typiquement féminine et masculine. L’atteinte de cette maturité est guidée par des processus chimiques différents qui s’opèrent dans cerveau, en particulier la sécrétion de l'ocytocine et de la vasopressine. Étant donné que les caractéristiques sexuelles liées au cerveau et au reste du corps sont organisées de façon indépendante, les opportunités face à l’adoption d’identités et de rôles généralement attribués à l’autre sexe sont grandes. Les parents sensibles devraient trouver des moyens pour que leurs enfants ne se sentent pas coupables de ce qu’ils sont devenus, de façon à minimiser les divers problèmes de personnalité pouvant survenir l’âge adulte.
  5. Le Système SOINS/Dévouement maternel. L’évolution du cerveau a fait en sorte que les parents mammifères (généralement les mères) prennent soin de leur progéniture avec enthousiasme et a assuré l’apparition d’un sentiment de capacité à agir que les pères peuvent acquérir. De plus, les jeunes enfants semblent avoir une affinité naturelle à prendre soin des personnes et des choses qui les entourent, ce que l’on constate en voyant leur amour des animaux et de certains jouets comme les poupées. L’éveil des SOINS est assurément important pour certaines variantes de l’amour et mérite d’être soutenu et encouragé chez les enfants.
  6. Le Système PANIQUE/Détresse de séparation. Tous les jeunes mammifères dépendent des soins de leur mère pour survivre. Les systèmes de SOINS de la mère agissent en synergie avec les réactions émotionnelles des enfants, de façon particulièrement intense lorsqu’ils se perdent : les cris qu’ils poussent en raison de la séparation suscitent aussitôt un sentiment de PANIQUE chez la mère, ce qui motive la réunion. Si la période de détresse de séparation dure trop longtemps, un affect dépressif est stimulé, et ce, peu importe l’âge. Ce réseau affectif est régulé par les systèmes cérébraux des opioïdes, de l’ocytocine et de la prolactine, qui procurent un confort social, ce qui favorise la création de liens d’attachement. Sans l’établissement de bases neuroaffectives solides en début de vie, les enfants ont tendance à devenir des adultes anxieux qui sont plus susceptibles de souffrir de dépression et d’éprouver différents problèmes d’insécurité, comme des troubles de la personnalité limite.
  7. Le Système du JEU/Bagarre et de l’engagement-social physique. Les jeunes enfants, comme la plupart des mammifères immatures, éprouvent de fortes envies de s’adonner à des jeux physiques, ce qui les amène naturellement à se pourchasser, à s’ébattre et à se bagarrer, tout ceci souvent accompagné de cris joyeux et de rires. Une étude approfondie des réseaux du JEU social chez les animaux a montré qu’ils permettent une socialisation d’adaptation qui contribue à l’acquisition de beaucoup d’habiletés sociales qui ne sont pas codées génétiquement dans le cerveau. Le jeu social peut réduire l’irritabilité chez l’adulte (la RAGE) et promouvoir l’adoption d’attitudes prosociales grâce à l’apprentissage et à la formation épigénétique d’autres systèmes émotionnels. Cette « centrale électrique » émotionnelle, étroitement liée à la RECHERCHE, mérite de recevoir le soutien et l’attention des parents ainsi que de la société si l’on veut pouvoir réduire le nombre de problèmes de santé mentale, tels que le TDAH chez l’enfant et la dépression chez l’adulte.

Conclusion et implications

Ces systèmes émotionnels de base constituent des systèmes de valeurs intrinsèques qui permettent aux animaux d’évaluer leur capacité à se débrouiller en matière de survie. Ils guident l’apprentissage et la maturation des processus exécutifs corticaux. Du point de vue de la vie et de l’apprentissage, de tels outils ancestraux ont d’énormes implications en ce qui a trait au développement des jeunes enfants.6

Références

  1. Panksepp, J. (1998). Affective neuroscience: The foundations of human and animal emotions. New York: Oxford University Press.
  2. Panksepp, J. (2006). Emotional endophenotypes in evolutionary psychiatry. Progress in Neuro-Psychopharmacology & Biological Psychiatry, 30, 774-784.
  3. Panksepp, J. & Biven, L. (2011). Archaeology of mind: The Neuroevolutionary Origins of Human Emotions, Norton: New York.
  4. Brudzynski, S. M. (Ed.). (2009). Handbook of mammalian vocalization. Oxford, UK: Academic Press.
  5. Sunderland, M. (2006). The science of parenting. Doring Kindersley Limited: London.
  6. Narvaez, D., Panksepp, J., Schore, A., & Gleason, T. (Eds.) (in press). Evolution, Early Experience and Human Development: From Research to Practice and Policy. New York: Oxford University Press.

Pour citer cet article :

Panksepp J. [Archivé] Développement de l’enfant et les circuits émotionnels du cerveau des mammifères. Dans: Tremblay RE, Boivin M, Peters RDeV, eds. Lewis M, éd. thème. Encyclopédie sur le développement des jeunes enfants [en ligne]. https://www.enfant-encyclopedie.com/emotions/selon-experts/developpement-de-lenfant-et-les-circuits-emotionnels-du-cerveau-des. Publié : Décembre 2011. Consulté le 9 décembre 2024.

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