Développement du langage et alphabétisation : commentaires sur Beitchman et Cohen
Rosemary Tannock, Ph.D.
The Hospital for Sick Children, Canada
, 2e éd.
Introduction
Beitchman et Cohen traitent de la question du développement du langage et de son impact sur le développement psychosocial et affectif en focalisant sur les faibles résultats des enfants aux prises avec des difficultés primaires en parole et en langage (c'est-à-dire les problèmes qui ne peuvent être expliqués par une autre condition, connus sous l’expression « troubles spécifiques du développement de la parole et du langage »). Les deux auteurs s’intéressent aux déficiences au plan des aspects structurels des habiletés langagières réceptives et expressives (phonologie, sémantique, syntaxe, morphosyntaxe, discours narratif, traitement de l’information auditive verbale) et accordent peu d’attention aux répercussions des déficiences au plan des aspects pragmatiques (l’utilisation appropriée du langage dans les contextes sociaux, situationnels et communicatifs). Néanmoins, il est important de comprendre que les troubles de la parole et du langage peuvent aussi être des difficultés secondaires d’une condition principale comme l’autisme, la déficience auditive ou neurologique, les difficultés globales du développement, les difficultés comportementales ou affectives, l’adversité psychosociale (c’est-à-dire des conditions défavorables pour élever un enfant comme le fait de grandir dans la pauvreté, dans un orphelinat, un camp de réfugiés ou en zones de guerres) ou l’immigration (personnes qui apprennent l’anglais).
Beitchman aborde le sujet à partir du contexte de la recherche de son étude longitudinale épidémiologique et prospective de 20 ans. Cette étude porte sur des enfants de cinq ans qui parlent anglais et qui habitent dans une région du Canada. En revanche, Cohen aborde le sujet d’une façon plus large, et mentionne des données d’études nationales et internationales sur les populations cliniques et épidémiologiques, basées sur des devis transversaux et longitudinaux. Ainsi, pour les politiques et les services au Canada, l’étude de Beitchman fournit une riche source de données sur les résultats des troubles spécifiques du langage dans un contexte anglophone. Les résultats présentés par Cohen fournissent quant à eux une occasion de chercher des réplications indépendantes de résultats dans les études et dans les cultures anglophones.
Résultats de recherche et conclusions
Les deux auteurs sont d’accord sur le fait que les troubles spécifiques du langage au préscolaire augmentent le risque de séquelles négatives en ce qui a trait aux habiletés langagières et à l’alphabétisation subséquentes, à la faible compétence sociale et affective quant aux difficultés d’internalisation (par exemple, l’isolement social, le repliement sur soi ou les troubles anxieux) et aux difficultés d’externalisation (par exemple, l’agressivité, les troubles du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité [TDAH], le trouble de personnalité antisociale). De plus, la recherche récente met en lumière le risque accru de victimisation (par exemple, être taquiné, ridiculisé, menacé, intimidé), pouvant contribuer à des troubles subséquents de personnalité antisociale.1 Beitchman émet une conclusion relativement mineure mais potentiellement trompeuse lorsqu’il répertorie les résultats de santé mentale chez les jeunes adultes comme des troubles anxieux et des troubles de personnalité antisociale. Cette conclusion pourrait être interprétée comme indiquant que la relation entre les troubles spécifiques du langage et le TDAH, évidente pendant l’enfance, se dissipe à l’âge adulte, alors que l’étude de suivi auprès des personnes de 19 ans n’a pas examiné le TDAH et les autres troubles de l’axe I et II.
Cohen et Beitchman concluent que le risque réside dans le trouble du langage (avec et sans trouble de la parole concomitant) plutôt que dans le trouble de la parole. En revanche, des données récentes indiquent que les troubles de la parole peuvent être un facteur de risque pour le traitement et l’apprentissage phonologique et l’alphabétisation.2,3 Non seulement les troubles persistants de parole (après l’âge de six ans) sont associés à de faibles résultats en alphabétisation, mais même les enfants ayant apparemment résolu leurs troubles du langage manifestent des problèmes marqués en orthographe, malgré des habiletés langagières relativement intactes.4 Il est essentiel de distinguer la production inexacte des sons conversationnels des difficultés de traitement phonologique.5 Ces dernières constituent une composante limitée du langage qui est bien établie comme facteur de risque pour les troubles de la lecture (dyslexie). Le problème est que les habiletés de traitement phonologique peuvent être ignorées et non étudiées en présence de problèmes d’articulation sévères sans trouble simultané du langage oral.
Cohen et Beitchman concluent aussi que les troubles spécifiques du langage au préscolaire sont associés à un faible fonctionnement scolaire, mais ne spécifient pas la nature de ce problème. Des données solides indiquent que les troubles spécifiques du langage sont une cause majeure de problèmes en lecture (surtout en compréhension de la lecture) et en langage écrit.3,6,7 Des recherches récentes indiquent que la plupart des enfants d’âge préscolaire souffrant de troubles spécifiques du langage, manifestent des problèmes subséquents en langage écrit, et que c’est aussi le cas des enfants qui ne correspondent plus aux critères des troubles spécifiques du langage comme par exemple, les jumeaux identiques d’enfants atteints d’un trouble spécifique du langage dont le langage se développe normalement.5 Ainsi, les mesures du langage écrit sont particulièrement utiles pour détecter les problèmes scolaires chez les enfants ayant souffert de troubles spécifiques du langage pendant les années préscolaires. De plus, un index de langage expressif (répétition de non-mots), proposé comme marqueur efficace d’une forme héréditaire de troubles du langage,8,9 a prédit des troubles du langage écrit.5
Cohen fait brièvement allusion à une question pourtant fondamentale et essentielle, à savoir à quel point les troubles spécifiques du langage constituent un trouble bien spécifique et diffèrent des autres troubles neurodéveloppementaux, comme la dyslexie. Cette question n’est toujours pas résolue et demeure controversée.10 Elle a des implications importantes pour les politiques et les services et doit être examinée en profondeur.
En ce qui a trait aux politiques et aux services, les principales limites de ces résumés sont : 1) l’absence de données sur la prévalence des divers sous-types de troubles spécifiques du langage à différents âges et étapes du développement; et 2) le poids apparemment égal accordé aux résultats d’études dont la rigueur méthodologique est très différente. De plus, les conclusions se basent sur une recension non systématique de la documentation. Cependant, il est important de préciser que ces conclusions sont en grande partie cohérentes avec celles rapportées dans de récentes métas recensions.11,12,13
Implications pour les politiques et les services
Les deux auteurs prônent la nécessité de l’évaluation courante des habiletés langagières et de communication, qui commence dès l’enfance, et expliquent que l’intervention pendant l’enfance ou les années préscolaires peut avoir un impact significatif sur les résultats des enfants. De plus, ils soutiennent que les professionnels ont besoin d’informer les parents sur les troubles spécifiques du langage et sur la nécessité d’intervenir. Beitchman en particulier attribue aux orthophonistes la responsabilité d’éduquer le public et les autres professionnels sur ce sujet.
Ces vastes recommandations posent plusieurs problèmes. Premièrement, une récente recension a conclu qu’il n’y avait pas assez de données pour assurer un dépistage universel en ce moment.12 Les obstacles à surmonter sont le développement de mesures de dépistage plus sensibles, un consensus sur la définition de cas, et une compréhension plus complète de la prévalence et de l’histoire naturelle des divers sous-groupes de troubles spécifiques du langage.12,13 On ne devrait pas interpréter ceci comme une recommandation contre l’identification de cas, puisque les troubles spécifiques du langage constituent clairement un problème majeur et peut signaler un risque accru d’autres problèmes. Les approches alternatives au dépistage universel peuvent inclure le dépistage des populations à haut risque de troubles spécifiques du langage ou de celles identifiées à la suite de préoccupations parentales relatives à d’éventuels troubles spécifiques du langage ou à un problème de comportement ou encore à un problème socio-affectif relié aux troubles spécifiques du langage.13
Deuxièmement, malgré l’affirmation de Beitchman sur l’efficacité de l’intervention précoce en langage, une récente méta analyse révèle des données contradictoires sur les effets à court terme, et peu ou pas de données sur l’efficacité à long terme des programmes pour les habiletés langagières.11 Par exemple, il n’existe pas de données solides de l’efficacité de l’intervention pour les difficultés du langage réceptif. De plus, malgré le soutien en faveur des effets bénéfiques de l’intervention sur les intervenants principaux qui fournissent l’environnement communicatif, il n’y a aucune donnée touchant les effets de l’intervention sur l’amélioration ou la prévention de problèmes associés, comme les difficultés d’alphabétisation ou la psychopathologie (anxiété, trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité, troubles de la personnalité antisociale).
Troisièmement, rendre les orthophonistes responsables de l’éducation du public et des autres professionnels représente des défis majeurs, le moindre étant le nombre insuffisant de professionnels de ce domaine. Plus important encore, l’augmentation de la reconnaissance du problème potentiel de l’enfant par le parent et la nécessité de chercher de l’aide constituent les principaux obstacles à l’accès aux services existants.14 Dans notre société multiculturelle et technologique, les médias responsables (télévision, radio, journaux multiculturels), soutenus par des politiques et du financement publics, sont peut-être mieux à même de fournir de l’information sur la signification des troubles du langage et le besoin d’intervenir.
Enfin, d’autres éléments clés sont absents de ces deux articles, par exemple : 1) les déclarations consensuelles sur ce qui définit les paramètres de la population qui a besoin de services; 2) l’approche consensuelle envers l’opérationnalisation de ces limites (c’est-à-dire des normes d’évaluation et de diagnostic), avec une attention particulière aux populations pour lesquelles l’anglais n’est pas la langue maternelle; 3) les estimations de prévalence et d’incidence en ce qui a trait aux variations régionales, ethniques et culturelles, ainsi que les changements projetés de ces taux; 4) les normes pour les prestataires de services (surtout pour les éducateurs en centres de la petite enfance, ceux qui s’occupent des jeunes enfants, les enseignants et les orthophonistes en pédiatrie); 5) les résultats d’approches d’interventions probantes et rentables, et de leur efficacité relative pour les diverses étapes du développement; et 6) les défis et les solutions pour l’accessibilité aux services, surtout pour les populations des quartiers défavorisés, rurales, autochtones et ethniques.
Références
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Note :
Ce commentaire fait partie du projet international et interdisciplinaire intitulé "ADHD: From genes to therapy" (Responsable du projet : Terje Sagvolden) mené au Centre for Advanced Study (CAS) à Oslo, Norvège (2004-2005) auquel Dre Tannock a participé en tant que chercheuse associée.
Pour citer cet article :
Tannock R. Développement du langage et alphabétisation : commentaires sur Beitchman et Cohen. Dans: Tremblay RE, Boivin M, Peters RDeV, eds. Rvachew S, éd. thème. Encyclopédie sur le développement des jeunes enfants [en ligne]. https://www.enfant-encyclopedie.com/developpement-du-langage-et-alphabetisation/selon-experts/developpement-du-langage-et. Actualisé : Janvier 2010. Consulté le 9 novembre 2024.
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