L’entrée précoce en garderie et le lien d’attachement sécurisant entre la mère et son nourrisson
Jay Belsky, Ph.D.
Professeur titulaire de la chaire Robert M. et Natalie Reid Dorn, Human Development & Family Studies, University of California, Davis, États-Unis
, Éd. rév.
Introduction
Depuis longtemps, parents, décideurs et universitaires spécialistes du développement cherchent à savoir si les services de garde non maternels ont des répercussions sur le développement de l’enfant et, le cas échéant, à en connaître la nature. Les idées générées par la théorie de Bowlby1 sur l’attachement ont amené beaucoup de personnes à présumer que l’entrée en garderie, surtout lorsqu’elle se produit au cours des premières années de vie, mine la relation d’attachement sécurisant entre le nourrisson et le parent, ce qui, selon certains, s’explique par le fait que l’entrée en garderie implique une séparation entre le nourrisson et sa mère (ou son principal donneur de soins) et que cette séparation de la figure d’attachement est fondamentalement stressante. Cette séparation pourrait également diminuer la capacité de la mère à donner des soins attentionnés à son bébé –principal déterminant de l’attachement sécurisant –, ce qui causerait indirectement un sentiment d’insécurité (c’est-à-dire, séparation-insensibilité-insécurité). Finalement, puisque le sentiment de sécurité se traduit par un bien-être affectif général, l’entrée en garderie au cours de la petite enfance entraînerait nécessairement un attachement non sécurisant.
Contexte
Les premières recherches sur le lien entre les services de garde et l’attachement, souvent menées auprès d’enfants âgés de 3 à 5 ans, n’ont fourni aucune donnée probante soutenant l’hypothèse selon laquelle l’entrée en garderie nuirait au sentiment de sécurité.2 Cependant, au milieu des années 1980, des études effectuées auprès d’enfants beaucoup plus jeunes ont permis de démontrer les premiers liens entre les services de garde et le sentiment d’insécurité grâce à la Procédure de la situation étrange (PSE) (par exemple, dans Barglow, Vaughn et Molitar3). Ces résultats ont amené Belsky4,5,6 à conclure que la fréquentation d’un service de garde, surtout à temps plein ou presque au cours de la première année de l’enfant,7 constitue un « facteur de risque » de développer un attachement non sécurisant pendant la petite enfance (et une tendance à l’agressivité et à la désobéissance entre l’âge de 3 et 8 ans).
Cette conclusion n’a toutefois pas fait l’unanimité. En effet, certains ont avancé que l’influence apparente d’une expérience précoce et intensive des services de garde sur le sentiment d’insécurité était attribuable à d’autres facteurs (par exemple, le revenu familial) dont les recherches existantes n’ont pas tenu compte comme il convient.8 D’autres ont affirmé que c’était la piètre qualité des services (non mesurée) – et non l’intensité de la fréquentation ni le moment de l’entrée en garderie – qui avait le plus d’influence.9 Enfin, certains ont soutenu que les comportements d’autonomie présentés en garderie par des enfants qui ne semblaient pas particulièrement stressés par la PSE – étant déjà habitués à la séparation – avaient été mal interprétés et perçus à tort comme de l’évitement, d’où des évaluations erronées de certains enfants jugés comme montrant un attachement insécurisant de style évitant.10
Questions pour la recherche
Tous ont toutefois convenu qu’il fallait mener des recherches additionnelles pour mettre en lumière quelles sont les conditions qui font en sorte que l’attachement sécurisant se trouve miné ou renforcé par une entrée précoce en garderie. Il est particulièrement important : (a) de prendre en compte les variables confusionnelles propres au contexte familial, parental et infantile qui pourraient être les causes véritables d’effets imputés aux services de garde; (b) de distinguer et de démêler les répercussions possibles de certains aspects particuliers de l’expérience en garderie, notamment la qualité des services, l’intensité de la fréquentation ainsi que les types de services (par exemple, en établissements ou en milieu familial); et (c) de déterminer si l’expérience en garderie a été associée à une détresse de séparation peu marquée au moment de la PSE ou si l’autonomie de l’enfant a été perçue à tort comme un comportement évitant.
Recherche récente
Entreprise en 1991 aux États-Unis, la NICHD Study of Early Child Care and Youth Development (SECCYD) avait pour but d’aborder ces questions et de nombreuses autres.11 Dans le cadre de cette étude, plus de 1 300 enfants ont été suivis dès la naissance, durant tout le primaire12 et jusqu’à l’adolescence.13 Ils ont également subi des évaluations fondées sur la PSE à 15 et à 36 mois.
Une fois qu’une vaste gamme de variables potentiellement confusionnelles propres au contexte eurent été prises en compte, les résultats se sont avérés éminemment conformes à la conclusion sur les facteurs de risque,14 et ce, bien que de nombreux auteurs aient soutenu l’hypothèse contraire.15,16 On insiste généralement sur le fait qu’aucun aspect particulier de l’expérience en garderie – ni l’intensité de la fréquentation, ni le type de services ou leur qualité – ne détermine en soi l’attachement sécurisant, ce qui pourrait laisser entendre que les services de garde n’influent aucunement sur l’attachement sécurisant. Or, les résultats obtenus ont révélé l’existence d’un « double risque ».17 Bien que la principale cause du sentiment d’insécurité chez les enfants de 15 mois ait été, tel que prévu, le manque de soins attentionnés de la part de la mère (chez les bébés de 6 et 15 mois), les résultats ont indiqué que ce sentiment d’insécurité était amplifié chez les enfants dont l’expérience en garderie vécue au cours des 15 premiers mois de la vie présentait l’une ou l’autre des trois caractéristiques suivantes : (a) plus de 10 heures par semaine en moyenne passées en service de garde, sans égard au type de services ni à leur qualité; (b) le recours à plus d’un fournisseur de services de garde; et (c) l’exposition à des services de qualité médiocre. Les deux premiers facteurs aggravants s’appliquaient à la plupart des participants à l’étude. Cependant, seul le premier facteur, soit l’intensité de la fréquentation d’un service de garde, contribuait aussi à prédire un attachement non sécurisant chez les enfants de 36 mois,18 toujours en combinaison avec le manque de soins attentionnés de la part de la mère. Tout aussi importante était la preuve que les nourrissons ayant une expérience étendue des services de garde (a) étaient aussi stressés au moment de la PSE que les autres bébés (voir aussi19) et que (b) les indices présumés d’autonomie n’étaient pas perçus à tort comme des comportements évitants.14
Plus récemment, Hazen et ses collaborateurs ont notamment réexaminé la question relative à l’intensité de la fréquentation d’un service de garde en exploitant les données de l’étude SECCYD menée par le NICHD, en s’intéressant cette fois plus particulièrement à l’attachement désorganisé.20 Les résultats ont dévoilé qu’à partir de l’âge de 6 mois, à mesure de l’augmentation des heures de services de garde de 40 à 60 heures par semaine, les risques d’attachement désorganisé ont augmenté, pour adopter une croissance exponentielle à partir de 60 heures par semaine. Ces résultats ont été obtenus par des contrôles statistiques axés sur la qualité des services, le revenu familial et le tempérament du nourrisson. Il est important de souligner qu’une étude distincte, de moindre envergure et conduite à Austin, au Texas (n = 125), a abouti à des résultats similaires.
Deux autres enquêtes menées auprès d’échantillons relativement vastes ont donné des résultats qui vont à l’encontre de ceux obtenus par l’étude américaine. L’une de ces enquêtes, effectuée par Sagi et ses associés21 auprès de plus de 700 enfants israéliens en bas âge, a révélé que « les nourrissons fréquentant une garderie en établissement sont plus susceptibles de présenter un attachement non sécurisant à l’égard de la figure maternelle que ceux qui reçoivent les soins de leur mère, d’un autre membre de la famille, d’un donneur de soins rémunéré ou qui sont placés dans une garderie en milieu familial. » Cependant, des résultats additionnels ont suggéré que « la fréquence élevée des modèles d’attachement non sécurisant chez les nourrissons placés en établissements serait attribuable à la médiocrité des services offerts et au grand nombre d’enfants confiés à chaque donneur de soins » (voir aussi 16). Une deuxième étude, menée en Australie par Harrison et Unger22 auprès de 145 nourrissons premiers-nés, portait plutôt sur l’activité professionnelle de la mère que sur les caractéristiques des services de garde. Selon cette étude, les nourrissons dont la mère retourne au travail dans les cinq mois suivant la naissance et qui, par conséquent, vivent très tôt l’expérience des services de garde, risquent moins d’éprouver un sentiment d’insécurité à l’âge de 12 mois que ceux dont la mère retourne au travail plus tard au cours de la première année ou après. Il importe de noter que les mères australiennes étaient plus susceptibles que leurs homologues américaines et israéliennes d’occuper un emploi à temps partiel plutôt qu’à temps plein.
Le travail le plus récent portant sur un sujet qui semblerait être aujourd’hui moins essentiel en sciences du développement, à savoir les effets des services de garde sur l’attachement, est peut-être celui effectué au Chili par Carcamo, Vermeer, vand der Veer et van IJzendoorn. Cette étude a été conduite sur un petit échantillon composé de 95 nourrissons âgés de moins de 12 mois, appartenant au groupe ethnique Mapuche à bas revenu, dont 36 ont été inscrits à un service de garde à temps plein après les premières mesures effectuées à l’âge de 6 mois. Les deuxièmes mesures, d’ordre observationnel, réalisées au moyen de l’échelle Attachment During Stress (attachement pendant le stress), alors que les nourrissons étaient âgés de 15 mois, représentaient une évaluation des changements au niveau de l’attachement et ont abouti à une corrélation acceptable avec les classifications de la Procédure de la situation étrange.23 Des études ont démontré que, conformément aux attentes, la fréquentation des services de garde était associée à une hausse de l’attachement sécurisant au fil du temps.
Lacunes de la recherche
Il demeure difficile de savoir pourquoi les résultats varient selon le lieu géographique. Ces variations pourraient bien être attribuables à la façon dont chaque pays gère l’ensemble de ses services de garde. Il faudrait donc étendre davantage la portée des études menées dans ce domaine à plusieurs pays.
Le caractère des enfants, et peut-être plus particulièrement leur bagage génétique, méritent également d’être considéré davantage. Après tout, un nombre encore plus important de preuves indiquent que la sensibilité aux influences du milieu,24,25,26 y compris les services de garde,27 varie substantiellement d’un enfant à l’autre, certains étant plus malléables que d’autres sur le plan du développement.
Conclusions
Après des décennies de débats et d’analyses, les conclusions tirées des plus grandes études portant sur les services de garde et l’attachement réfutent de façon très convaincante toute assertion selon laquelle « la relation entre les services de garde et l’attachement serait inexistante. » Également réfutées sont les allégations voulant que la PSE ne convienne pas, sur le plan méthodologique, à l’évaluation des effets des services de garde, ou que, du moins aux États-Unis, les conséquences néfastes des services de garde découlent simplement de la médiocrité des services offerts. Néanmoins, le fait que trois études à grande échelle menées à des endroits distincts aient entraîné des résultats très différents montre clairement qu'il n’existe aucun effet des services de garde sur l’attachement qui soit inévitable. Les effets semblent tributaires du contexte sociétal au sein duquel est vécue l’expérience des services de garde.
Implications
Comme les effets des services de garde sur l’attachement sécurisant varient considérablement d’un pays à l’autre, il est hasardeux de tirer des conclusions fermes de la théorie sur l’attachement à cet égard. En fin de compte, les services de garde comportent de multiples facettes et il faut se garder de répondre à des questions trop simplistes, comme celles de savoir, par exemple, « si les services de garde sont bénéfiques ou non pour les nourrissons ou les jeunes enfants. » Il importe d’établir une distinction entre la qualité des services, le type de services, l’intensité de la fréquentation et le moment de l’entrée en garderie. En outre, les effets de ces facteurs varient en fonction du contexte familial, communautaire, sociétal et culturel beaucoup plus vaste dans lequel s’inscrivent les services de garde. Toute évaluation des effets des services de garde doit nécessairement englober des considérations humaines et tenir compte non seulement de ce que souhaitent les mères, les pères, les décideurs et la société dans son ensemble, mais aussi de ce que veulent les enfants.
Références
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Pour citer cet article :
Belsky J. L’entrée précoce en garderie et le lien d’attachement sécurisant entre la mère et son nourrisson. Dans: Tremblay RE, Boivin M, Peters RDeV, eds. van IJzendoorn MH, éd. thème. Encyclopédie sur le développement des jeunes enfants [en ligne]. https://www.enfant-encyclopedie.com/attachement/selon-experts/lentree-precoce-en-garderie-et-le-lien-dattachement-securisant-entre-la. Actualisé : Mai 2020. Consulté le 8 octobre 2024.
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