Attachement sécurisé et désorganisé dans les familles maltraitantes et en milieu institutionnel
Marian J. Bakermans-Kranenburg, Ph.D.,1 Marinus H. van IJzendoorn, Ph.D.2,3
1Clinical Child and Family Studies, Vrije Universiteit Amsterdam, Amsterdam, Pays-Bas 2Department of Psychology, Education, and Child Studies, Erasmus University Rotterdam, Rotterdam, Pays-Bas3Primary Care Unit, School of Clinical Medicine, University of Cambridge, Cambridge, Royaume-Uni
, Éd. rév.
Introduction
Les enfants naissent avec la tendance à établir une relation d’attachement avec leurs parents et gardiens qui leur apportent sécurité et réconfort en situation de stress. Mais les enfants n’ont pas tous des liens d’attachement solides. La maltraitance et les conduites extrêmement insensibles des donneurs de soins, ainsi que l’instabilité des soins, comptent parmi les plus importants précurseurs d’insécurité et de désorganisation dans l’attachement des enfants. L’attachement fragile et désorganisé quant à lui est un facteur prédictif de compétences sociales plus faibles et de problèmes d’externalisation et d’internalisation plus importants.1 Que savons-nous du rapport entre la maltraitance subie par les enfants et leur type d’attachement? Quels sont les mécanismes qui lient la maltraitance à un attachement insécurisé et désorganisé? De plus, quels types d’interventions pourraient être les plus efficaces?
Sujet
La maltraitance est un phénomène largement répandu qui touche de nombreux enfants. Selon l’Organisation mondiale de la santé, la maltraitance de l’enfant correspond à une interaction ou un manque d’interaction qui, dans le cadre du contrôle d’un parent ou d’une personne responsable de sa garde, est objectivement néfaste pour la santé et le développement mental, intellectuel, moral ou social de l’enfant (ou a le potentiel de l’être) dans le contexte de la société où cet enfant grandit.2 La prévalence mondiale des différents types de maltraitance varie entre 0,3 % selon les études basées sur les signalements des professionnels et 36,3 % selon les études fondées sur des auto-évaluations.3
On a laissé entendre que la désorganisation de l’attachement était causée par des soins donnés d’une manière extrêmement insensible et négligente qui inspire de la frayeur.4 Des études réalisées sur des groupes témoins d’enfants non victimes de maltraitance révèlent que des rapports parents-enfants anormaux comprenant (souvent pour de brèves périodes seulement) un comportement dissociatif, de la brutalité ou un retrait de la part des parents sont liés à l’attachement désorganisé.5 La maltraitance de la part des parents est probablement l’un des comportements les plus terrorisants auquel un enfant peut être exposé. Les parents qui maltraitent ne sauront pas calmer ou encadrer la détresse de leur enfant mais activeront plutôt tout à la fois ses systèmes de peur et d’attachement. L’expérience de frayeur impuissante qui en résulte caractérise l’enfant victime de violence. Selon Hesse et Main,4 les enfants désorganisés sont aux prises avec un paradoxe insurmontable : leur figure d’attachement est une source potentielle de réconfort et, en même temps, une source d’effroi imprévisible. De plus, la maltraitance augmente les risques d’insécurité : les sévices et la négligence perpétrés par les parents vont à l’encontre de la sécurité et du confort qu’ils doivent apporter.
Outre ces types de maltraitance « en contexte familial », on devrait également penser à la négligence structurelle dont sont victimes des millions d’enfants placés dans des milieux institutionnels dans le monde. Cette dernière forme de négligence renvoie aux caractéristiques inhérentes au fonctionnement des milieux institutionnels, qui limitent la prestation de soins individuels continus, stables et sensibles : travail par quart, taux de roulement élevé du personnel, grands groupes, régimes stricts et, parfois, chaos physique et social.6,7
Problèmes
Les enfants issus de famille maltraitante n’ont pas tous un attachement désorganisé, et d’autres mécanismes mènent à la désorganisation de l’attachement. Les facteurs de risque familiaux (la pauvreté, l’abus d’alcool ou d’autres drogues, un faible niveau d’éducation et la monoparentalité, par exemple) peuvent venir se greffer au risque d’insécurité et de désorganisation au niveau de l’attachement. On peut raisonnablement supposer que les parents confrontés à des problèmes personnels importants ou socioéconomiques ou encore à des angoisses quotidiennes peuvent ne pas être à même de répondre avec sensibilité à leur enfant, voire s’extraire des interactions avec lui, ce qui conduit à une hyperexcitation du système d’attachement de l’enfant. Cet état peut entraver la capacité de l’enfant à déployer une stratégie d’attachement organisé, mais fragile, même en l’absence de maltraitance dans le sens strict de la définition.
Finalement, la mésentente entre les parents et la violence domestique peuvent conduire à des niveaux élevés de désorganisation, l’enfant se trouvant en présence d’une figure d’attachement incapable de se protéger elle-même dans ses affrontements avec son conjoint, ce qui est très effrayant pour un enfant.
Un troisième mécanisme conduisant à l’attachement désorganisé serait associé à l’environnement chaotique dans les centres d’accueil institutionnels. Encore aujourd’hui, des millions d’enfants à travers la planète sont placés en centre d’accueil et non en famille d’accueil ou d’adoption. Malgré la grande variabilité en matière de structure et de qualité de la prise en charge d’un établissement à l’autre, le point commun est l’instabilité des intervenants en raison des effectifs limités, du besoin de s’occuper de l’enfant 24/7 et des ratios enfant/moniteur souvent élevés. Pour l’enfant, cela signifie l’absence de la présence stable d’une personne pour le consoler dans les périodes de contrariété ou d’angoisse. Même dans des conditions sanitaires adéquates où les besoins nutritionnels de l’enfant sont satisfaits, l’attachement de l’enfant est un besoin qui est négligé.
Contexte de la recherche
Il est difficile de recueillir des données sur des échantillons d’enfants maltraités. Ceux-ci sont souvent victimes de multiples formes de violence,3 ce qui entrave la distinction entre les effets des différents types de maltraitance. Une collaboration avec le service de protection de l’enfance peut soulever des questions d’ordre juridique et éthique impliquant le partage de renseignements avec des intervenants cliniques ou des demandes de déclarations devant les tribunaux.
Il est par ailleurs difficile d’accéder aux établissements pour enfants et de pouvoir observer l’attachement de l’enfant dans ces milieux. Qui est le moniteur ou éducateur le plus stable pour un enfant ou son favori? Qui devrait-on observer en tant que figure d’attachement dans le cadre de l’interaction avec l’enfant? Quelles sont les conséquences si l’enfant n’a développé une relation d’attachement avec aucun des moniteurs ou éducateurs?
Questions clés pour la recherche
Trois questions sont d’une importance capitale. Premièrement, la maltraitance à l’égard des enfants mène-t-elle davantage à un attachement insécurisé et désorganisé? Deuxièmement, être placé en centre d’accueil est-il associé à un attachement fragile et désorganisé? Troisièmement, y a-t-il des interventions (préventives) efficaces contre la maltraitance à l’égard des enfants?
Résultats récents de la recherche
Une méta-analyse combinant l’ensemble des études pertinentes a permis de démontrer que les enfants maltraités sont plus susceptibles de présenter un attachement fragile et désorganisé, même si on les compare aux enfants qui grandissent dans une famille à haut risque (par exemple, une mère monoparentale).8 Cela étant dit, le cumul des facteurs de risque est associé à des risques supérieurs. Les enfants exposés à cinq facteurs de risque, comme la pauvreté, une mère mineure, un faible niveau d’éducation, la monoparentalité, la minorité et l’abus d’alcool et d’autres drogues, présentent les mêmes probabilités de présenter un attachement désorganisé que les enfants maltraités. Ils peuvent subir un certain type de négligence parentale qui est inévitable dans des conditions de vie chaotiques et d’éducation d’un enfant.
En ce qui a trait à la violence domestique, Zeanah et ses collaborateurs9 ont documenté une relation dose-réponse entre l’exposition de la mère à la violence conjugale et la désorganisation du bébé. La violence conjugale dont le jeune enfant est témoin peut susciter chez lui des craintes au sujet du bien-être de sa mère et de la capacité de celle-ci à le protéger et à se protéger elle-même contre la violence.
En centre d’accueil, seul un petit nombre d’enfants développent une relation d’attachement solide avec un intervenant : si l’on combine l’ensemble des études publiées jusqu’à présent, 24 % des enfants en centre d’accueil possèdent les attributs de l’attachement solide (par rapport à 62 % dans la population normale) et 57 % affichent un attachement désorganisé (par rapport à 15 % dans la population normale).6 Parallèlement aux immenses retards de développement à la fois physique et cognitif,6 ces chiffres soulignent le besoin urgent de soutenir les alternatives en milieu familial par rapport à l’institutionnalisation.7
Une question importante qui se pose ensuite est de savoir si les enfants placés en famille d’accueil ou d’adoption après une institutionnalisation peuvent développer un attachement solide avec leurs nouveaux parents. Les études observationnelles montrent que les enfants adoptés avant l’âge de 12 mois affichent souvent un attachement solide et similaire à celui de leurs pairs non adoptés, tandis que les enfants adoptés après la date de leur premier anniversaire possèdent des attributs d’attachement souvent inférieurs aux enfants non adoptés (mais cet attachement est plus solide par rapport à celui des enfants en centre d’accueil).10 Les enfants adoptés étaient comparables aux enfants en famille d’accueil. Néanmoins, les enfants adoptés présentaient un attachement plus désorganisé par rapport à leurs pairs non adoptés. Une fois de plus, ces enfants étaient comparables aux enfants placés en famille d’accueil.
On pourrait avancer que les enfants qui quittent les centres d’accueil afin d’être placés en famille d’adoption ou d’accueil sont des enfants plus sociables, qui réussissent mieux, avec un meilleur pronostic par rapport aux enfants laissés derrière, en établissement. Le projet Bucharest Early Intervention Project (BEIP)11 est la seule étude conçue selon un plan contrôlé et randomisé. Suite à une évaluation initiale, la moitié des enfants en centre d’accueil ont été affectés de manière aléatoire dans un programme de placement en famille d’accueil. L’autre moitié restait en centre d’accueil institutionnel. Le projet BEIP comportait également un groupe témoin d’enfants au développement normal, d’âge correspondant, en Roumanie. À l’âge de 4 ans, la proportion d’enfants présentant un attachement solide était 24 % supérieure chez les enfants du groupe grandissant en famille d’accueil par rapport à ceux restés en milieu institutionnel, mais inférieur par rapport au groupe témoin d’enfants vivant avec leur famille biologique. Par conséquent, en cohérence avec les autres critères de développement,6 le placement en famille d’accueil (avec des parents adoptifs ou d’accueil) s’avère être une intervention efficace dans le domaine de l’attachement.
Quelle est l’efficacité des interventions réalisées sur les méthodes d’éducation des parents chez les familles touchées par la maltraitance? Une synthèse « parapluie » des interventions effectuées pour prévenir ou diminuer la maltraitance chez l’enfant a montré une faible efficacité en matière d’intervention, tant pour les interventions ciblant le potentiel de violence envers les enfants ou les familles signalant une maltraitance lors d’une auto-évaluation, que pour les interventions octroyées aux familles avec un signalement officiel de maltraitance de l’enfant.2 Une méta-analyse antérieure a mentionné une efficacité supérieure pour les programmes axés sur la formation des parents par rapport à ceux se contentant d’apporter du soutien.12
Lacunes de la recherche
Plusieurs questions restent à élucider. Comment certains enfants élevés en établissement ou victimes de maltraitance arrivent-ils à développer un style d’attachement sécurisé et qu’est-ce qui caractérise ces enfants? La sécurité de l’attachement constitue-t-elle un facteur de protection dans les milieux à risque élevé? Interagit-elle avec d’autres facteurs de protection, comme la constitution biologique de l’enfant ou les ressources psychosociales des personnes qui s'en occupent? On sait peu de choses sur les effets différentiels des divers types de mauvais traitements ou de négligence, car la présence souvent simultanée de plusieurs d’entre eux empêche une distinction claire de ces effets. Enfin, plus de recherches doivent être déployées sur les effets des programmes de soutien aux parents sur la qualité de l’attachement dans les groupes concernés par la maltraitance.
Implications pour les parents, les services et la politique
Les conséquences dévastatrices de l’institutionnalisation révèlent clairement qu’il faut complètement éviter, dans la mesure du possible, d’exposer les enfants au milieu de vie en centre d’accueil et au contraire, soutenir le placement en famille d’accueil stable ou d’adoption. Dans une étude réalisée chez des enfants infectés par le VIH, le placement en famille d’accueil, même défavorisée, serait plus favorable au développement d’une relation d’attachement par rapport aux établissements de bonne qualité.13
La famille compte, et certaines familles ont besoin de soutien. Les données sur la prévalence de la maltraitance envers les enfants font ressortir l’importance de l’expérience de maltraitance des parents dans leur propre enfance2 et des facteurs de risque liés au manque d’emploi et à un niveau d’éducation très faible des parents.2,12 Cette constatation nous amène à recommander fortement toutes les politiques socioéconomiques axées sur l’éducation et l’emploi. Les politiques favorisant l’instruction et l’emploi devraient entraîner une réduction de la maltraitance des enfants. En outre, associer des interventions axées sur les interactions en milieu familial, selon des expériences socioéconomiques de grande envergure, comme des essais de transferts monétaires, pourrait être un moyen fructueux de prévenir ou de diminuer la maltraitance des enfants.2
Références
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Pour citer cet article :
Bakermans-Kranenburg MJ, van IJzendoorn MH. Attachement sécurisé et désorganisé dans les familles maltraitantes et en milieu institutionnel . Dans: Tremblay RE, Boivin M, Peters RDeV, eds. van IJzendoorn MH, éd. thème. Encyclopédie sur le développement des jeunes enfants [en ligne]. https://www.enfant-encyclopedie.com/attachement/selon-experts/attachement-securise-et-desorganise-dans-les-familles-maltraitantes-et-en. Actualisé : Juillet 2020. Consulté le 9 décembre 2024.
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