Le rôle du jeu de simulation dans le développement de l’autorégulation


Illinois State University, États-Unis

Version PDF

Introduction et sujet

La petite enfance est une période charnière pour bâtir les fondements de l’autorégulation : un ensemble de capacités complexes qui inclut le contrôle des impulsions et des émotions, l’auto-orientation de la pensée et du comportement, la planification, l’autonomie et le comportement responsable.1,2,3 En parallèle, entre 2 et 6 ans, le jeu créatif (ou imaginatif) est à son apogée.4,5 Selon le psychologue russe du développement, Lev Vygotsky, cette synchronie entre l’épanouissement du jeu de simulation (c’est-à-dire le faire semblant) et l’autorégulation n’est pas un hasard. Vygotsky6 a proposé que le jeu créatif était un facteur majeur du développement : une zone unique et largement influente du développement proximal par lequel l’enfant expérimente une large gamme d’aptitudes face aux difficultés et acquiert des compétences valorisées sur le plan culturel. La plus notable de ces aptitudes est la capacité renforcée d’autorégulation.

Selon la théorie de Vygotsky,6 deux caractéristiques uniques du jeu de simulation expliquent son rôle dans le développement des aptitudes d’autorégulation. Pour commencer, la création de scènes imaginaires par l’emploi d’objets de substitution aide les jeunes enfants à faire la distinction entre leurs idées internes (abstraites) et la réalité concrète. Lorsque l’enfant utilise un bol pour s’en servir de chapeau ou d’un cube pour téléphone, il change la signification habituelle de l’objet, et dissocie ainsi les représentations mentales des objets et des actions réels auxquels ils font référence. De telles substitutions ludiques aident l’enfant à se fier à sa réflexion plutôt qu’à ses impulsions pour guider ses actions. Deuxièmement, Vygotsky7 a remarqué l’existence d’une propriété inhérente aux situations de simulation : elles respectent les règles sociales. Dans le jeu imaginatif, le jeune enfant pose volontairement des contraintes à ses propres actions. Par exemple, il suit les règles associées lorsqu’il sert un repas, prend soin d’une poupée malade ou exécute le lancement d’un vaisseau spatial.

Selon Vygotsky, en séparant les symboles mentaux de la réalité, l’enfant augmente sa capacité interne à réguler ses actions; en enclenchant un jeu basé sur des règles, il répond aux pressions extérieures qui consistent à agir selon des pratiques souhaitables d’un point de vue social.3 Vygotsky a conclu que parmi toutes les activités, la simulation concède aux jeunes enfants la plus grande opportunité de devenir des personnes autorégulées et responsables. 

Contextes de la recherche et questions clés pour la recherche

Les résultats du peu d’études corrélationnelles publiées corroborent avec l’association développementale entre le jeu de simulation et l’autorégulation. La recherche s’est axée sur plusieurs idées de Vygotsky au sujet des mécanismes par lesquels la simulation pourrait faciliter les capacités d’autorégulation. 

Pour déterminer si le jeu par simulation favorise uniquement la pensée qui vise à surmonter les impulsions, les chercheurs ont examiné à quel degré le jeu imaginatif encourage le discours intime ou auto-dirigé, par rapport à d’autres types de jeux.8 Il a été déterminé que le discours intime associé à une tâche à accomplir augmentait systématiquement dans des conditions stimulantes pour la cognition, contribuait à l’autorégulation et améliorait l’exécution de cette tâche.9,10

Plusieurs études ont ciblé le lien entre le faire semblant et les fonctions exécutives (un construit qui inclut la mémoire de travail, le contrôle inhibiteur et la flexibilité cognitive de l’attention pour répondre aux demandes d’accomplissement de tâche).11,12,13 Ces opérations cognitives basiques, qui progressent rapidement entre les âges de 2 et 6 ans, soutiennent les habiletés complexes d’autorégulation qui permettent à l’enfant de coopérer avec ses pairs et les adultes, et de persister dans l’exécution de tâches difficiles.14,15

Pour finir, deux études ont établi une relation entre la complexité du jeu sociodramatique de l’enfant avec ses pairs et le comportement socialement responsable adopté ultérieurement en classe. Bien que la majorité des mesures de l’autorégulation aient été conduites en laboratoire, les études utilisaient par ailleurs des observations naturalistes réalisées en classe.16,17

Récents résultats de recherche

Krafft et Berk8 ont examiné la relation entre le jeu de simulation et le discours intime chez 59 enfants de 3 et 4 ans inscrits dans deux programmes de garderie : un programme Montessori où les activités étaient hautement structurées et le faire semblant était découragé, et un programme classique où le jeu sociodramatique était encouragé. Les observateurs ont codifié le comportement des enfants face au jeu, leurs discours intime et social, et leur niveau d’implication auprès des adultes et des pairs. Les résultats ont révélé que bien que l’implication auprès des pairs était équivalente dans les deux programmes, les enfants inscrits dans une garderie classique, basée sur le jeu, s’engageaient dans un jeu plus imaginatif, un jeu moins constructif et un discours plus intime. Avec des habiletés verbales et un âge contrôlé, le jeu par simulation et l’implication associative avec les pairs étaient corrélés positivement avec le discours intime associé à l’imaginaire et au discours intime auto-dirigé, ce qui suggère que les enfants utilisaient le discours intime pour élaborer des situations imaginaires et orienter leur propre comportement pendant le jeu sociodramatique. 

Ces études11-13 suggèrent, de façon préliminaire, une association entre le jeu imaginatif et les fonctions exécutives, particulièrement le contrôle inhibiteur. Cemore et Herwig11 ont évalué le contrôle inhibiteur chez 37 enfants de 3 à 5 ans en utilisant une tâche de gratification différée. Le degré de gratification différée était corrélé positivement avec les réponses des enfants à un entretien portant sur leur comportement de jeu imaginatif à la maison. Des observations filmées de comportement lors des activités ludiques à la garderie et à la maternelle et les rapports des enseignants sur le jeu, cependant, n’étaient pas associés de manière significative avec les capacités de retard. Kelly et Hammond12 ont utilisé une tâche de contrôle inhibiteur de « conflit » qui demandait aux enfants de donner des réponses ne correspondant pas aux images placées devant eux (ils devaient dire « soleil » devant une image représentant la lune et « lune » devant une image de soleil. Chez 20 enfants de 4 à 7 ans, les résultats obtenus à un test standardisé portant sur les aptitudes de simulation et des observations en laboratoire de jeu symbolique étaient corrélés positivement avec le contrôle inhibiteur après ajustement en fonction l’âge mental. Grâce à un échantillon considérablement supérieur de 104 enfants de 3 à 5 ans, Carlson, White et Davis-Unger13 ont démontré que l’accomplissement d’une tâche d’évaluation des aptitudes lors de l’exécution de gestes de simulation était associé aux résultats obtenus sur toute une batterie de tâches liées au contrôle inhibiteur, avec des liens supérieurs pour la gratification différée par rapport aux mesures du conflit.

Dans une étude longitudinale de 51 enfants de 3 et 4 ans de statut socioéconomique modeste, Elias et Berk16 ont analysé la relation entre le jeu sociodramatique et l’autorégulation ultérieure, indexée selon plusieurs types de comportements socialement responsables. En début d’automne, puis pendant cinq mois par la suite, la quantité et la complexité du jeu sociodramatique des enfants ont été observées pendant le jeu libre. Les comportements de coopération et de servitude ont été également filmés pendant les périodes de nettoyage, ainsi que leur attention pendant les « heures du cercle ». La fréquence et la ténacité du jeu sociodramatique complexe pendant l’automne permettaient de prévoir le comportement de nettoyage ultérieur, après le contrôle de l’âge, du vocabulaire et du comportement de nettoyage de référence. Des analyses complémentaires ont révélé que ces résultats étaient plus éloquents lorsque les enfants étaient qualifiés de hautement impulsifs par leurs parents, et nuls pour les enfants peu impulsifs. Aucun effet de l’attention lors du jeu pendant les heures du cercle n’a été détecté.

Dans des études ultérieures conduites sur 19 enfants de 4 ans au faible statut socioéconomique, Harris et Berk17 n’ont pas été en mesure de répliquer les résultats de Elias et Berk.16 Ces chercheurs ont déduit que le responsable pourrait être la thématique du jeu de leur échantillon, qui était fortement chargée de violence et de conflit. 

Lacunes de la recherche

L’étude de la relation entre le jeu et l’autorégulation est à ses débuts, et la fiabilité, les possibilités de généralisation et les mécanismes impliqués doivent être établis. Des échantillons plus grands, plus diversifiés et associés à une plus grande variété de contextes d’enseignement chez les jeunes enfants permettraient aux chercheurs de mieux évaluer les interactions entre les caractéristiques des jeux et leurs effets sur les différences entre les enfants en termes de spécificités démographiques et attributs personnels. De plus, les chercheurs doivent séparer plus efficacement le rôle du jeu de simulation des variables associées (comme les aptitudes langagières) qui permettent de prédire les avancées dans les capacités d’autorégulation.

Les chercheurs ont commencé à examiner des construits, telles les fonctions exécutives, qui offrent des approches concises d’évaluation des contributions du jeu de simulation dans l’autorégulation, mais des travaux additionnels sont nécessaires. En même temps, les relations entre le faire semblant et les manifestions de l’autorégulation dans des situations quotidiennes méritent plus d’attention. 

L’attention dont le jeu dirigé (lors duquel les adultes organisent les activités ludiques des enfants dans le but d’atteindre des objectifs d’apprentissage tout en leur laissant une autonomie importante18) a fait récemment l’objet peut être fructueuse pour mieux caractériser la nature de la relation entre le faire semblant et l’autorégulation. Les plans expérimentaux des études démontrant l’efficacité d’une pédagogie fondée sur le jeu dirigé quant à divers aspects des connaissances des jeunes enfants et la résolution de problèmes offrent des stratégies expérimentales viables d’évaluation de l’impact de la simulation sur l’autorégulation. 

Conclusions

L’ensemble des résultats des études révèlent que la relation entre le jeu de simulation des enfants et leurs compétences d’autorégulation adopte un profil général, avec un possible, lien de causalité pour le discours intime auto-dirigé, les fonctions exécutives et le comportement socialement responsable, qui demeure à confirmer. Smith19 a proposé que la contribution du jeu de simulation dans le développement est probablement une équifinalité : l’une des voies multiples menant à des résultats positifs. Dans une autre synthèse des études de recherche, Lillard et coll.20 ont déterminé que l’hypothèse « d’épiphénomène » était la plus raisonnable, c’est-à-dire l’association du jeu de simulation avec des facteurs qui mènent à un bon développement, sans lien de causalité. Par exemple, si les parents qui discutent fréquemment avec leurs enfants encouragent également le jeu de simulation, le facteur réel d'amélioration de l'auto-régulation ne serait pas le jeu de faire semblant mais la stimulation du langage parental.

Néanmoins, il est peu probable que le jeu de simulation soit uniquement un épiphénomène.21 Le jeu complexe de simulation des enfants est dirigé vers un but, riche en substitutions d’objets symboliques et en langage, et un contexte central au cours duquel les enfants assujettissent volontairement leurs activités sur les règles sociales. De cette façon, la simulation semble s’autoréguler intrinsèquement. 

Une difficulté importante dans la détermination du rôle de causalité de la simulation est que l’étude du jeu imaginatif n’est pas facilement transposable en laboratoire. Bien que les études axées sur la pratique du jeu aient été présentées comme offrant les résultats les plus solides, ces manipulations pourraient nier les éléments influents du jeu de simulation de l’enfant, notamment la motivation intrinsèque, l’affect positif et le contrôle de l’enfant.22 

Implications pour les parents, les services et les politiques

La théorie et la recherche disponible, bien qu’incomplète, a des implications pratiques essentielles pour les parents, les programmes d’enseignement destinés aux jeunes enfants et les interventions thérapeutiques pour les enfants présentant des problèmes d’autorégulation. Aux États-Unis, de plus en plus de jeunes enfants sont privés de jeu qui est remplacé par des activités étroitement axées sur la pratique scolaire à leur domicile, à la garderie et à la maternelle.23 Parallèlement, de nombreux enfants, particulièrement ceux issus de famille de milieux socio-économiques défavorisés entrent en maternelle avec des problèmes d’autorégulation qui menacent à long terme leur réussite scolaire. Une conséquence grave de conclure de façon prématurée que le jeu de simulation est un épiphénomène est que les expériences de jeu favorisant le développement seront ultérieurement diminuées pour les enfants, au cours de leur vie. 

Il a été démontré que les programmes dédiés aux jeunes enfants qui augmentent la pratique d’activités scolaires au détriment du jeu freinaient la motivation relative à l’apprentissage et diminuaient la régulation de l’attention et du comportement, particulièrement chez les enfants issus de milieux socio-économiques défavorisés.24,25,26,27 Sauf preuve du contraire, le retour au jeu, y compris le jeu de simulation, à un point central de la pédagogie est une étape cruciale vers la restauration des expériences appropriées des enfants sur le plan du développement en classe et dans les foyers, puisque les parents recherchent auprès des éducateurs des modèles d'activités d'apprentissage stimulant le développement et des conseils à cet égard.

Références

  1. Bronson MB. Self-regulation in early childhood: Nature and nurture. New York, NY: Guilford Press; 2000.
  2. Blair C. School readiness: Integrating cognition and emotion in a neurobiological conceptualization of children’s functioning at school entry. The American Psychologist. 2002;57(2),111-127.
  3. Meyers AB, Berk LE. Make-believe play and self-regulation. In: Brooker L, Blaise M, Edwards S, eds. Sage handbook of play and learning in early childhood. London, UK: Sage; 2014:43-55.
  4. Kavanaugh RD. Pretend play. In: Spodek B, Saracho ON, eds. Handbook of research on the education of young children. 2nd ed. Mahwah, NJ: Erlbaum; 2006:269-278.
  5. Singer DG, Singer, JL. The house of make-believe. Cambridge, MA: Harvard University Press; 1990.
  6. Vygotsky LS. Mind in society: The development of higher mental processes. Cambridge, MA: Harvard University Press; 1978. Original work published 1930, 1933, 1935.
  7. Vygotsky LS. Play and its role in the mental development of the child. Soviet Psychology. 1967;5:6-17. Original work published 1933. 
  8. Krafft KC, Berk LE. Private speech in two preschools: Significance of open-ended activities and make-believe play for verbal self-regulation. Early Childhood Research Quarterly. 1998;13:637-658.
  9. Berk LE. Children’s private speech: An overview of theory and the status of research. In: Diaz RM, Berk LE, eds. Private speech: From social interaction to self-regulation. Mahwah, NJ: Erlbaum; 1992:17-53.
  10. Winsler A, Still talking to ourselves after all these years: A review of current research on private speech. In: Winsler A, Fernyhough C, Montero I. Private speech, executive functioning, and the development of verbal self-regulation. New York: Cambridge; 2009:3-41.
  11. Cemore JJ,  Herwig JE. Delay of gratification and make-believe play of preschoolers. Journal of Research in Early Childhood Education. 2005;19:251-267.
  12. Kelly R, Hammond S. The relationship between symbolic play and executive function in young children. Australasian Journal of Early Childhood. 2011;36:21-27. 
  13. Carlson SM, White RE, & Davis-Unger A. Evidence for a relation between executive function and pretense representation in preschool children. Cognitive Development. 2015;29:1-16.
  14. Carlson SM, Zelazo PD, Faja S. Executive function. In: Zelazo PD, ed. Oxford handbook of developmental psychology, vol 1. New York: Oxford; 2013:706-743.
  15. Müller U, Kerns K. The development of executive function. In: Liben LS, Müller U, eds. Handbook of child psychology and developmental science, vol. 2, 7th ed. Hoboken, NJ: Wiley; 2015:571-623.
  16. Elias CL, Berk LE. Self-regulation in young children: Is there a role for sociodramatic play? Early Childhood Research Quarterly. 2002;17:1-17.
  17. Harris SK, Berk LE. Relationship of make-believe play to self-regulation: A short-term longitudinal study of Head Start children. Paper presented at the biennial meeting of the Society for Research in Child Development, Tampa, FL; 2003.
  18. Weisberg  DS, Hirsh-Pasek K, Golinkoff RM, Kittredge AK, Klahr D. Guided play: Principles and practices. Psychological Science. 2016;25:177-182.
  19. Smith PK. Children and play: Understanding children’s worlds. Oxford, UK: Wiley-Blackwell; 2009.
  20. Lillard AS, Lerner MD, Hopkins EJ, Dore RA, Smith ED, Palmquist CM. The impact of pretend play on children’s development: A review of the evidence. Psychological Bulletin. 2013;139:1-34. 
  21. Berk LE, Meyers AB. The role of make-believe play in the development of executive function: Status of research and future directions. American Journal of Play. 2013;6(1):98-110.
  22. Bergen D. Does pretend play matter? Searching for evidence: Comment on Lillard et al. Psychological Bulletin. 2013;139:45-48.
  23. Bassok D, Latham S, Rorem, A. Is kindergarten the new first grade? AERA Open. 2016;1:1-13. 
  24. Burts DC, Hart CH, Charlesworth R, Fleege PO, Mosely J, Thomasson RH. Observed activities and stress behaviors of children in developmentally appropriate and inappropriate kindergarten classrooms. Early Childhood Research Quarterly. 1992;7:297-318.
  25. Stipek DJ, Feiler R, Daniels D, Milburn S. Effects of different instructional approaches on young children’s achievement and motivation. Child Development. 1995;66:209-223.
  26. Stipek D. Teaching practices in kindergarten and first grade: Different strokes for different folks. Early Childhood Research Quarterly. 2004;19:548-568. 
  27. Stipek D. Classroom practices and children’s motivation to learn. In: Zigler E, Gilliam WS, Barnett WS, eds. The pre-K debates: Current controversies and issues. Baltimore, MD: Paul H. Brookes; 2011:98-103. 

Pour citer cet article :

Berk LE. Le rôle du jeu de simulation dans le développement de l’autorégulation. Dans: Tremblay RE, Boivin M, Peters RDeV, eds. Pyle A, éd. thème. Encyclopédie sur le développement des jeunes enfants [en ligne]. https://www.enfant-encyclopedie.com/apprentissage-par-le-jeu/selon-experts/le-role-du-jeu-de-simulation-dans-le-developpement-de. Publié : Janvier 2018. Consulté le 23 avril 2024.

Texte copié dans le presse-papier ✓