Les bagarres ludiques au cours de la petite enfance et leur rôle dans la prévention de l’agressivité chronique
Sergio M. Pellis, Ph.D., Vivien C. Pellis, Ph.D., Jackson R. Ham, M.Sc.
University of Lethbridge, Canada
, Éd. rév.
Introduction
Au cours des dernières décennies, les enfants ont eu de moins en moins d’opportunités de se livrer à des jeux libres, à cause de la multiplication des activités structurées (par ex., les activités sportives ou les cours de musique ou de danse) et d’une intolérance croissante envers tout ce qui pourrait être interprété comme de l’agressivité. Comme elles entraînent un risque de blessure accidentelle ou sont perçues comme des opportunités de contact violent, les activités ludiques turbulentes (ALT) – qui impliquent par exemple de se pourchasser, de se bagarrer ou de se chamailler – constituent la forme de jeu la plus sévèrement réprimée.1 On estime qu’à l’époque où les ALT n’étaient pas restreintes, leur proportion dans les jeux libres des enfants, particulièrement ceux des garçons, était d’environ 10 %.2 Étant donné les préoccupations actuelles à l’égard de la sécurité des enfants et leur participation dorénavant relativement rare à des ALT, il pourrait sembler sensé de bannir ces activités de leur vie. Cependant, un nombre croissant d’études expérimentales menées avec des animaux de laboratoire suggèrent que l’élimination des ALT pourrait être contre-productive. Ces activités offrent aux jeunes animaux l’opportunité d’ajuster précisément leur comportement envers leurs pairs en fonction du contexte, ce qui modifie les mécanismes cérébraux qui sous-tendent leurs habiletés sociales.3
Ce que montre la recherche
Évidemment, il est impossible de manipuler expérimentalement les expériences des enfants pour tester les effets du jeu. Ainsi, les résultats expérimentaux les plus solides qui sont disponibles proviennent d’études menées sur des rongeurs de laboratoire, en particulier des rats; cependant, de plus en plus d’études menées auprès d’enfants confirment les résultats obtenus sur les rongeurs.
Le jeu du rat de laboratoire
Une fois qu’ils sont sevrés, les jeunes rats consacrent environ une heure par jour à des ALT. Priver les jeunes rats de l’opportunité de jouer au cours de leur période juvénile (qui correspond à la période s’étendant de 5 à 11 ans chez les enfants) mène à une large gamme de déficits, dont l’aspect central est l’incapacité à atténuer leur réaction émotionnelle lors de situations inédites ou menaçantes. Or, cet aspect est associé à des déficits sociaux chez les rats privés de jeu, notamment l’incapacité à coordonner leurs mouvements avec ceux d’un partenaire social – aspect critique dans la réussite d’une union sexuelle – et leur mésinterprétation des signaux sociaux – aspect critique dans les escalades d’agressivité lors des rencontres sociales. L’habileté du cortex préfrontal (CPF) à exercer un contrôle exécutif sur les options disponibles est cruciale pour l’autorégulation émotionnelle et les habiletés sociales.4,5 La participation à des ALT mène à des changements dans la sécrétion des facteurs chimiques du cerveau qui influencent la croissance et des changements dans le nombre, la complexité, et, de manière critique, la fonction des cellules du CPF. On a montré que les ALT affectent le développement du CPF au cours de la période juvénile, et que des rats élevés en contexte social, ayant une expérience normale des ALT, présentent, lorsqu’ils subissent une lésion du CPF à l’âge adulte, des déficits du comportement social similaires à ceux des rats privés de jeu dont le cerveau est intact.6
Il est important de noter que, contrairement aux études antérieures sur les rats qui reposaient sur un isolement social complet pendant la période juvénile, divers paradigmes ont été mis au point au cours des dernières décennies, qui affectent sélectivement les possibilités de jeu social, ce qui permet de lier les déficits qui en résultent à une expérience déficiente des ALT. En outre, différentes méthodes d'évaluation de la compétence sociale dans différentes souches de rats suggèrent fortement que ce rôle des ALT est une fonction de jeu typique de l'espèce.7,8,9 Le lien de causalité entre les ALT et la compétence sociale est donc bien établi chez les rats.6 La même association entre les ALT juvéniles et la compétence sociale a été établie expérimentalement chez les hamsters,10 et des corrélations pour cette association ont été rapportées chez les primates non humains.11 L'ensemble de ces résultats indique que le rôle des ALT dans le développement socio-cognitif peut être commun à de nombreux mammifères, y compris l'homme.
En quoi les ALT sont-elles spéciales?
Pour que les ALT restent ludiques, elles doivent être, au moins dans une certaine mesure, réciproques. Ceci signifie que les partenaires doivent faire preuve de la modération nécessaire pour prévenir que l’un des participants gagne systématiquement et maintienne l’avantage. De plus, les ALT peuvent être imprévisibles et ambigües. Les participants ne peuvent prédire quand ou s’ils perdront le contrôle de la situation, ni comment ils la reprendront, et ils ne sont pas toujours certains des intentions de leurs partenaires. Alors, si l’un des partenaires transgresse les règles du jeu en se montrant plus puissant que prévu, le destinataire doit décider si ce partenaire abuse de la situation ou s’il s’est seulement laissé emporter par l’exubérance du moment.12 Au bilan, les ALT créent un contexte expérientiel qui éprouve et entraîne les fonctions exécutives du CPF.6
La recherche sur les enfants
Les enfants qui participent à davantage d’ALT tendent à être plus aimés de leurs pairs, montrent de meilleures habiletés sociales au cours de plusieurs années consécutives, et, globalement, travaillent plus efficacement en milieu scolaire et ont une meilleure performance académique.13 Bien que le CPF ne soit pas pleinement développé avant le milieu ou la fin de la vingtaine, l’exposition des jeunes enfants à des situations ludiques qui requièrent d’attendre son tour permet d’améliorer les fonctions exécutives, ce qui montre que le fonctionnement du CPF peut être sujet à l’amélioration même avant que cette structure ne soit pleinement mature.14,15 Certaines activités ludiques non-physiques partagent plusieurs des propriétés des ALT, comme de demander à deux enfants de dessiner quelque chose ensemble – ils ont ainsi à négocier quoi dessiner, comment le faire et à déterminer comment chacun contribuera au dessin. De telles négociations éprouvent le fonctionnement du CPF, tout comme la surveillance nécessaire pour s’assurer que l’autre partenaire ne triche pas. En effet, il a été démontré que le fait de ne pas faire participer ses pairs à des jeux sociaux retardait le développement des fonctions exécutives.16
Implications
Il y a différents degrés d’implication des habiletés sociales dans différents types d’agressions.17 Les lacunes dans les habiletés sociales et l’autorégulation émotionnelle qui y est associée pourraient avoir un impact négatif sur l’agressivité d’au moins trois façons. D’abord, comme le suggèrent les expérimentations animales, les enfants privés de jeu pourraient mésinterpréter les signaux sociaux et ainsi être plus enclins aux escalades d’agressivité. Ensuite, comme l’indique également la littérature animale, ces enfants pourraient avoir un plus petit bagage d’options pour convaincre leurs pairs de coopérer et pourraient donc recourir à l’agressivité pour gagner un certain avantage opérationnel. Finalement, de façon plus spécifique aux humains, une piètre adaptation au milieu scolaire, l’incapacité à établir des amitiés et une faible performance académique pourraient mener à une agressivité induite par la frustration.18 Permettre aux enfants d’acquérir les expériences que procurent les ALT, que ce soit grâce aux ALT comme telles ou à des activités qui simulent les expériences typiques des ALT (comme attendre son tour), pourrait être important pour prévenir l’agressivité ultérieure.
Références
- Baines E, Blatchford P. Children’s games and playground activities in school and their role in development. In: Pellegrini AD, ed. The Oxford Handbook of the Development of Play. New York, NY: Oxford University Press; 2011:260-283.
- Smith PK. Play fighting and real fighting. Perspectives on their relationship. In: Schmitt A, Atzwanger K, Grammar K, Schäfer K, eds. New aspects of human ethology. New York, NY: Plenum Press; 1997:47-64.
- Pellis SM, Pellis VC. The Playful Brain. Venturing to the limits of neuroscience. Oxford, UK: One world Press; 2009.
- Goldberg E. The executive brain. Frontal lobes and the civilized mind. New York, NY: Oxford University Press; 2001.
- Rempel-Clower NL. Role of orbitofrontal cortex connections in emotion. Annals of the New York Academy of Science. 2007;1121:72-86.
- Pellis SM, Pellis VC, Ham JR, Stark RA. Play fighting and the development of the social brain: The rat’s tale. Neuroscience and Biobehavioral Reviews. 2023;145:105037.
- Bijlsmma A, Omrami A, Spoelder M, Veharen JPH, Bauer L, Cornelis C, de Zwart B, van Dorland R, Vanderschuren LJ. MJ, Weirenga C. Social play behavior is critical for the development of prefrontal inhibitory synapses and cognitive flexibility. Journal of Neuroscience. 2022;42(46):8716-8728.
- Ham JR, Szabo M, Annor-Bediako J, Stark RA, Iwaniuk AN, Pellis SM. Quality not quantity: Deficient juvenile social experiences lead to altered medial prefrontal neurons and socio-cognitive skill deficiencies. Developmental Psychobiology. 2024;66(2):e22456.
- Schneider P, Bindila L, Schmahl C, Bohus M, Meyer-Lindenberg A, Lutz B, Spanagel R, Schneider M. Adverse social experience, pain sensitivity and endocannabinoid signalling. Frontiers in Behavioral Neuroscience. 2016;10:203.
- Cooper AA, Grizzell JA, Whitten CJ, Burghardt GM. Comparing the ontogeny, neurobiology, and functions of social play in hamsters and rats. Neuroscience and Biobehavioral Reviews. 2023;147:105102.
- Palagi E. Not just for fun! Social play as a springboard for adult social competence in human and non-human primates. Behavioural Ecology and Sociobiology. 2018;72(6):90.
- Pellis SM, Pellis VC, Ham, JR. Play fighting revisited: Its design features and how they shape our understanding of its mechanisms and functions. Frontiers in Ethology. 2024; 3:1362052.
- Pellegrini AD. The role of play in human development. New York, NY: Oxford University Press; 2009.
- Diamond A, Barnett WS, Thomas J, Munro S. Preschool program improves cognitive control. Science. 2007;318(5855):1387-1388.
- Gibb R, Coelho L, Van Rootselaar NA, Halliwell C, MacKinnon M, Plomp I, Gonzalez CLR. Promoting executive function skills in preschoolers using a play-based program. Frontiers in Psychology. 2021;12:720225.
- Nijhof SL, Vinkers CH, van Geelen SM, Duijff SN, Achterberg EJM, van der Net J, Veltkamp RC, Grootenhuis MA, van de Putte EM, Hillegers MHJ, van der Brug AW, Wierenga CJ, Benders MJNL, Engels RCME, van der Ent CK, Vanderschuren LJMJ, Lesscher HMB. Healthy play, better coping: The importance of play for the development of children in health and disease. Neuroscience and Biobehavioral Reviews. 2018;95:421-429.
- Kaukiainen A, Björkqvist K, Lagerspetz K, Österman K, Salmivalli C, Rothberg S, Ahlbom A. The relationships between social intelligence, empathy, and three types of aggression. Aggressive Behavior. 1999;25:81-89.
- Renfrew JR. Aggression and its causes: A biopsychosocial approach. New York, NY: Oxford University Press; 1997.
Pour citer cet article :
Pellis SM, Pellis VC, Ham JR. Les bagarres ludiques au cours de la petite enfance et leur rôle dans la prévention de l’agressivité chronique. Dans: Tremblay RE, Boivin M, Peters RDeV, eds. Tremblay RE, éd. thème. Encyclopédie sur le développement des jeunes enfants [en ligne]. https://www.enfant-encyclopedie.com/agressivite-agression/selon-experts/les-bagarres-ludiques-au-cours-de-la-petite-enfance-et-leur-role. Actualisé : Mai 2025. Consulté le 13 mai 2025.
Texte copié dans le presse-papier ✓