[Archivé] Le développement et la socialisation de l’agressivité pendant les cinq premières années de la vie


University of Chicago, États-Unis

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Introduction

On socialise les enfants de manière à ce qu’ils désapprennent leurs comportements agressifs dès leurs premières années. On pourrait avancer que si la plupart ne développent pas de problèmes d’agressivité, c’est parce qu’ils ont de multiples occasions d’éprouver des sentiments négatifs intenses quand ils sont bébés, qu’ils se livrent à des gestes agressifs quand ils sont tout-petits et qu’on les décourage de diverses façons de répéter les comportements inacceptables. Les contextes sociaux dans lesquels les enfants évoluent leur permettent d’élaborer très tôt des stratégies qui augmentent leur capacité à réguler les émotions et servent de comportements adaptatifs de rechange à l'agression. Lorsque se dressent d’importants obstacles au façonnement de telles stratégies, les enfants mettent au point un fonctionnement affectif et comportemental sous-optimal qui entraîne des déficits non négligeables dans les relations sociales avec les personnes qui s’occupent d’eux (principalement les parents) et leurs pairs. Les enfants d'âge préscolaire qui ne parviennent pas à développer des stratégies appropriées compte tenu de leur âge visant la régulation de leurs comportements agressifs courent un risque élevé de manifester des comportements antisociaux et agressifs chroniques par la suite.

Objet

Il ne fait aucun doute que les cinq premières années de la vie comportent des expériences développementales qui constituent des défis importants, tant pour l’enfant que pour les personnes qui en prennent soin. Au cours de cette période, plusieurs changements socio-comportementaux et cognitifs s’opèrent chez l’enfant, telles que l’acquisition de la maîtrise de soi et la capacité à tolérer la frustration. L’émergence d’habiletés langagières  de plus en plus complexes, de la conscience de soi et des comportements orientés vers un but alimentent sa forte poussée vers l’indépendance. C'est alors que les parents commencent à imposer des règles et des limites qui font partie du processus naturel de socialisation et qui répondent à l'autonomie nouvellement découverte par l'enfant. Comme les heurts entre l’affirmation de soi de l’enfant et les limites établies par ses parents conduisent à de plus fréquents épisodes de frustration et de contrariété, un certain degré d’agressivité dans sa conduite est relativement répandu. La façon de distinguer les manifestations d’agression normatives et non-normatives est donc un objet de recherche scientifiquement et cliniquement pertinent en étiologie et en prévention de la violence.

Problèmes

Les tentatives de définir le développement problématique de l’agressivité pendant la période préscolaire n’ont pas été sans soulever des controverses.1 On craint plus précisément d’employer des étiquettes ou des concepts qui seraient inappropriés et qui pourraient ainsi nuire au développement des enfants. Les ouvrages publiés dans le domaine de la psychologie du développement et de la psychopathologie définissent l’agression de manière très générale,2 en décrivant un ensemble de comportements allant du normal et de l’adapté à l’anormal et à l’atypique. Or, les scientifiques, de même que les professionnels impliqués dans l’élaboration de politiques, doivent disposer de définitions plus concises et cohérentes de l’atypie. Sur le plan scientifique, la comparabilité des études est essentielle, et elle exige une définition claire des problèmes de comportement graves. Sur le plan des politiques, de nombreux professionnels préféreraient qu’on évite de « pathologiser » des comportements qui sont normaux du point de vue développemental. Ces controverses ne changent rien au fait que les enfants d’âge préscolaire qui manifestent des troubles graves présentent un risque élevé de répétition des comportements à problèmes et qu’ils ont besoin de services.

Contexte de la recherche

On dispose désormais de données empiriques recueillies auprès d’échantillons normatifs sur l’émergence et sur le taux élevé de l’agressivité. Landy et Peters3 ont signalé des manifestations d’agressivité en réaction à des émotions intenses (p. ex., tirer les cheveux d’autrui) chez des enfants de cinq mois. Tremblay et al.4 rapportent qu’à 17 mois, d’après leurs informateurs, près de la moitié de leurs sujets aurait bousculé d’autres enfants, et que le quart d’entre eux leur aurait donné des coups de pied.

Récemment, le désir de comprendre l’étiologie de l’agressivité sévère et des comportements antisociaux chez les enfants d’âge scolaire et chez les adolescents a conduit à la réalisation d’études sur l’agressivité atypique chez les jeunes enfants. Ces études indiquent que c'est pendant la prime enfance que commencent à apparaître des déficits qui peuvent contribuer de manière décisive à établir les bases de comportements agressifs ultérieurs.5

Résultats des études récentes

Plusieurs études récentes ont proposé des définitions assez cohérentes de l’agressivité atypique chez les jeunes enfants. Par exemple, Keenan et Wakschlag6 ont évalué la fréquence, la gravité et le caractère envahissant des symptômes comportementaux chez des enfants d’âge préscolaire référés en clinique. Les symptômes les plus fréquents qu’ils ont relevés : déclencher des bagarres, intimider et utiliser des objets pour infliger du mal. Ces études définissent des degrés d’intensité et des formes de comportement agressif atypiques par rapport à l’âge des sujets.

Les problèmes de comportement précoces se révèlent relativement stables dans le temps; cela signifie que les comportements atypiques ne sont pas nécessairement passagers et ne sont pas uniquement le reflet de perturbations normales du cours du développement. Campbell et al.7 ont étudié des enfants d’âge préscolaire qualifiés de « difficiles à tenir » qui, rendus à l’âge scolaire, ont davantage de problèmes de comportement, y compris l’agressivité, que des témoins appariés, et cela, de manière significative. Keenan etal.8 ont démontré que l’agressivité observée à 18 mois est corrélée de manière significative à l’âge de cinq ans avec des troubles d’externalisation répertoriés dans le DSM-III-R. En effet, les jeunes enfants qui manifestent des formes graves et envahissantes d’agressivité présentent des déficiences sociales importantes et courent donc plus de risques de vivre des problèmes de santé mentale par la suite.

La socialisation de l’agression repose sur un large spectre de processus. Dans l’idéal, elle s’amorce au contact d’une bonne attention parentale dès le début de l’existence; elle s’étend par la suite de manière à englober la socialisation de la maîtrise du comportement, de réactions empathiques et des aptitudes à la résolution de problèmes. Une réaction parentale inappropriée à la dysrégulation des émotions et des comportements des jeunes enfants semble accroître le risque de problèmes d’agressivité à plus long terme. Cette réaction inappropriée va de la sous-réaction (réactions passives ou détachées) à la sur-réaction (réactions sévères). Shaw, Keenan et Vondra9 ont par exemple observé que l’absence de réaction maternelle face à un enfant exigeant est prédictive de problèmes de comportements perturbateurs à trois ans. Bates et al.10 ont, de leur côté, analysé les conséquences d’un parentage autoritaire ou passif chez un groupe d’enfants d’âge préscolaire « difficiles » et « non difficiles ». Vers la fin de l’enfance, les enfants difficiles dont les parents sont passifs ont obtenu les pires résultats en termes de problèmes d’externalisation ultérieurs tels qu’évalués par les parents et les enseignants. Pour leur part, Campbell et ses collègues7 ont constaté que le contrôle maternel négatif (soit : « affect négatif et contrôle intrusif  ... dans lequel la mère a eu une attitude négative/irritée à l'égard de l'enfant ») et le recours tel que rapporté par les mères à des techniques de discipline négative à l’âge de quatre ans est prédicteur de problèmes d’externalisation à neuf ans, en dépit de correctifs visant à tenir compte des problèmes de comportement antérieurs.

L’étude de l’impact des pratiques de socialisation sur les jeunes enfants a également fait ressortir des différences intéressantes entre les sexes. À la fin de la période préscolaire, les taux d’agressivité sont généralement plus faibles chez les filles que chez les garçons.11 Smetana12 a observé que les mères réagissent aux transgressions de leurs filles en faisant ressortir les conséquences de celles-ci sur leurs pairs, alors que les mères de garçons ont recours à la punition. À l’âge de trois ans, les garçons commettent deux fois plus de transgressions que les filles. Ross et al.13 rapportent que les mères de garçons prennent le parti de leurs propres enfants dans les conflits avec leurs pairs trois fois plus souvent que les mères de filles. De plus, les mères tendent à ne pas soutenir leurs filles lorsque leur droit de propriété a été violé.

Dans l’ensemble, les données actuelles sur le parentage indiquent qu’un enfant présente un risque plus élevé de développer des comportements agressifs quand les réactions des parents sont inappropriées à son développement, surtout lorsque l’enfant est déjà de tempérament difficile. Les mêmes données soulèvent la possibilité de l’existence d’un mécanisme qui entraîne une divergence des taux d’agressivité chez les garçons et chez les filles pendant les cinq premières années de la vie.

Conclusions

Les comportements agressifs, de même que leur socialisation, émergent tôt. Bien que la plupart des enfants apprennent à les inhiber, les comportements agressifs sont, chez certains, envahissants, fréquents et graves. Le débat sur la détermination d’une période de l’existence propice à la conceptualisation des problèmes de comportements perturbateurs précoces — dont l’agressivité — se poursuit. Un consensus s’ébauche autour de la perspective de considérer les agissements de l’enfant comme atypiques lorsqu’ils gênent son développement au point où on lui demande de quitter la maternelle, où il manifeste de l’agressivité envers ses parents ou est incapable d’entretenir une relation prosociale avec un pair. Il est néanmoins important d’élaborer des méthodes adéquates et précises d’évaluation de la dysrégulation affective et comportementale précoce de manière à ce qu’un enfant n’ait pas à connaître de sérieux problèmes de développement avant de recevoir des services.

Implications pour l’élaboration des politiques et pour le développement des services

Les chercheurs en psychopathologie du développement ont maintenant l’occasion de faire avancer les politiques touchant la santé mentale des enfants. Des études plus approfondies devraient être menées sur des facteurs qui, dès la petite enfance, peuvent faire courir aux enfants des risques de vivre ultérieurement des problèmes comportementaux et affectifs. Ce type de travaux contribuera sans aucun doute à susciter un élan politique favorable à des applications futures en psychopathologie du développement. Les données actuelles indiquent que la plupart des enfants s’abstiennent de recourir à des comportements problématiques. On peut donc considérer la période préscolaire comme le meilleur moment pour encourager les comportements prosociaux chez les enfants et pour leur inculquer des types de réponses qui optimisent les chances d’un développement social sain. Cependant, les études sur le développement des comportements chez les enfants et chez les parents devraient commencer pendant la grossesse afin que les facteurs environnementaux puissent être examinés individuellement et de façon interactive dans le temps. Une telle approche reconnaîtrait l’énorme potentiel de changement chez les jeunes enfants. Il pourrait également en découler une meilleure approche qui permettra d’orienter les processus de développement des enfants dans des directions plus positives.

Références

  1. Campbell SB. Behavior problems in preschool children: A review of recent research. Journal of Child Psychology and Psychiatry and Allied Disciplines 1995;36(1):113‑149.
  2. Tremblay RE. The development of aggressive behaviour during childhood: What have we learned in the past century? International Journal of Behavioural Development 2000;24(2):129-141.
  3. Landy S, Peters RD. Toward an understanding of a developmental paradigm for aggressive conduct problems during the preschool years. In: Peters RD, McMahon RJ, Quinsey VL, eds. Aggression and violence throughout the life span. Thousand Oaks, CA: Sage Publications; 1992:1-30.
  4. Tremblay RE, Japel C, Perusse D, McDuff P, Boivin M, Zoccolillo M, Montplaisir J. The search for age of "onset" of physical aggression: Rousseau and Bandura revisited. Criminal Behavior and Mental Health 1999;9(1):8-23.
  5. Keenan K. Uncovering preschool precursors to problem behavior. In: Loeber R, Farrington DP, eds. Child delinquents: development, intervention, and service needs. Newberry Parc, CA: Sage Publications; 2001:117-136.
  6. Keenan K, Wakschlag LS. More than the terrible twos: The nature and severity of disruptive behavior problems in clinic-referred preschool children. Journal of Abnormal Child Psychology 2000;28(1):33-46.
  7. Campbell SB, Pierce EW, Moore G, Markovitz S, Newby K. Boys' externalizing problems at elementary school age: Pathways from early behavior problems, maternal control, and family stress. Development and Psychopathology 1996;8(4):701-719.
  8. Keenan K, Shaw DS, Delliquadri E, Giovannelli J, Walsh B. Evidence for the continuity of early problem behaviors: Application of a developmental model. Journal of Abnormal Child Psychology 1998;26(6):443-454.
  9. Shaw DS, Keenan K, Vondra JI. Developmental precursors of antisocial behavior: Ages 1 to 3. Developmental Psychology 1994;30(3):355-364.
  10. Bates JE, Pettit GS, Dodge KA, Ridge B. Interaction of temperamental resistance to control and restrictive parenting in the development of externalizing behavior. Developmental Psychology 1998;34(5):982-995.
  11. Keenan K, Shaw D. Developmental and social influences on young girls' early problem behavior. Psychological Bulletin 1997;121(1):95-113.
  12. Smetana JG. Toddlers' social interactions in the context of moral and conventional transgressions in the home. Developmental Psychology 1989;25(1):499-508.
  13. Ross H, Tesla C, Kenyon B, Lollis S. Maternal intervention in toddler peer conflict: The socialization of principles of justice. Developmental Psychology 1990;26(6):994‑1003.

Pour citer cet article :

Keenan K. [Archivé] Le développement et la socialisation de l’agressivité pendant les cinq premières années de la vie. Dans: Tremblay RE, Boivin M, Peters RDeV, eds. Tremblay RE, éd. thème. Encyclopédie sur le développement des jeunes enfants [en ligne]. https://www.enfant-encyclopedie.com/agressivite-agression/selon-experts/le-developpement-et-la-socialisation-de-lagressivite-pendant-les. Publié : Janvier 2003. Consulté le 9 novembre 2024.

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