Pleurs du nourrisson : commentaires sur Oberlander et St James-Roberts


Turku University Hospital, Department of Pediatrics, Turku, Finlande

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Introduction

Si un nourrisson pleure de façon excessive pendant les premiers mois de sa vie, la perturbation qu’il cause dans la famille peut très bien s’étendre au-delà de la durée des pleurs.1 En effet, l’impact considérable des pleurs excessifs sur la vie de famille témoigne de la force incontestable d’un comportement que l’on considère normalement comme bénin. Si les ressources psychosociales d’une famille sont déjà épuisées, les pleurs de l'enfant peuvent sérieusement éprouver ses capacités à s’adapter et l’empêcher de prendre soin du nourrisson de façon sensible et consistante. La dépression postpartum est un des problèmes les plus courants qui éprouve les capacités des familles de jeunes enfants à s’adapter. Est-ce que les pleurs du nourrisson dans ces familles l’empêchent de recevoir des soins optimaux et satisfaisants? Tim F. Oberlander soulève cette question importante dans un article. L’auteur souligne que la dépression perturbe la capacité de la mère à réagir au nourrisson (et à ses pleurs), ce qui peut affecter son développement à cet âge ou plus tard.

Oberlander cite des preuves convergentes, issues de la documentation, qui appuient l’hypothèse selon laquelle les nourrissons de mères déprimées peuvent aussi pleurer davantage. Il suggère que ces pleurs peuvent être l’occasion d’offrir de l’aide à ces familles en vue d’améliorer l’humeur maternelle et le développement de l'enfant. Quelle sorte d’aide devrait-on offrir et à qui dans le contexte des pleurs du nourrisson? Ian St James-Roberts traite plus généralement de ce sujet dans un article. Il souligne les grandes lacunes de notre compréhension des pleurs du nourrisson, malgré les recherches de plus en plus nombreuses sur ce sujet, notamment : le fait que nous ne sachions pas ce qui cause les pleurs excessifs (considérés comme un problème chez un pourcentage donné de nourrissons normaux par ailleurs); ce qui devrait être fait; et si les pleurs signifient un faible pronostic développemental dans certains contextes.

Recherche et conclusions

Les pleurs  (considérés comme un problème) et la dépression postpartum (et anténatale) affectent une proportion importante de familles ayant un nourrisson. Les articles sur ce sujet ont contribué à soulever d’importantes questions et à identifier les lacunes de la documentation. On y trouve trois approches principales d’évaluation :

  1. les perceptions subjectives des donneurs de soins sur le problème des pleurs excessifs;
  2. une quantification plus objective grâce à un journal (généralement tenu par les parents);
  3. une qualification analytique de l’acoustique d’un segment du son des pleurs.

La dépression maternelle peut affecter les perceptions, les quantifications et les qualifications des problèmes de pleurs, et les combinaisons de celles-ci peuvent déteindre sur l’interaction parent-nourrisson. Les perceptions maternelles subjectives des pleurs sont fort probablement influencées par les facteurs psychologiques des mères. 

On a découvert un lien entre les perceptions subjectives parentales des « coliques » infantiles, l’évaluation de la quantité de pleurs que les parents trouvent excessifs et les risques psychosociaux spécifiques à la famille pendant la grossesse.2,3 De plus, les plaintes des parents sur les pleurs excessifs ne sont pas proportionnelles à la quantité des pleurs. Le fait qu’un nourrisson pleure beaucoup peut ne pas inquiéter certains parents alors que des niveaux moyens de pleurs peuvent en préoccuper d’autres.4

Les facteurs biologiques et environnementaux décrits par Oberlander peuvent aussi influencer la quantité de pleurs. Ces facteurs peuvent être catégorisés comme prénatals et postnatals, puisque la dépression maternelle peut affecter les pleurs d’un nourrisson avant et après la naissance. Dans une recension, Van den Bergh5 résume les preuves indiquant que l’anxiété maternelle et le stress agissent sur le comportement fœtal et le développement ultérieur de l'enfant, puisque l’équilibre neural et hormonal maternel influence le fœtus en développement.

De plus, on a démontré que les médicaments antidépresseurs pris par la mère pendant la grossesse modifient la qualité acoustique des pleurs du nourrisson après la naissance.6 Par conséquent, les futures recherches devraient clarifier le rôle de la dépression et de sa médication pendant la grossesse, en plus de celui de la dépression postpartum.

Les pleurs du nourrisson affectent l’interaction parent-nourrisson même chez les populations normales. Les interactions dyadiques parent-nourrisson (père et mère) étaient perturbées par de plus grandes quantités de pleurs pendant la période des pleurs,7 et les différences en matière d’interactions familiales subsistaient encore un an plus tard.8 Dans une autre cohorte, les chercheurs ont découvert un lien entre la perception des « coliques » et un nombre moins élevé de frères et sœurs plus jeunes trois ans plus tard, ce qui peut indiquer l’importance de l’impact des « coliques » sur la famille. Dans le contexte de la dépression maternelle, les pleurs problématiques du nourrisson sont susceptibles d’avoir encore plus de conséquences, et des interventions sont nécessaires afin d’adoucir certains effets négatifs. Notre point de départ : nous n’en savons pas assez pour dispenser des conseils basés sur des preuves aux professionnels ou aux parents de nourrissons qui pleurent excessivement. L’article de St James-Roberts traite des questions fondamentales concernant cette lacune des connaissances.

Premièrement, nous devons identifier les nourrissons dont l’étiologie organique les conduit à pleurer. Par exemple, comme le montre clairement St James-Roberts, l’introduction d’un régime d’élimination du lait de vache pour une femme qui allaite présente des inconvénients majeurs parce qu’elle réduit radicalement la diète de la mère ou empêche l’allaitement. On a démontré les divers avantages de l’allaitement pour la santé, de même que l’économie qu’il représente pour les parents, le fait qu’il peut renforcer la relation mère-nourrisson, relation importante à soutenir dans le contexte des pleurs du nourrisson. Même chez les enfants nourris aux préparations commerciales pour nourrissons, un régime d’élimination avec des produits laitiers hypoallergéniques est beaucoup plus coûteux qu’une alimentation comprenant des préparations commerciales pour nourrissons régulières. Les études sur les régimes d’élimination servant de traitement pour les pleurs excessifs souffrent de biais de sélection : le problème doit durer longtemps et être grave pour correspondre au critère d’inclusion. En l’absence d’une période similaire qui consiste à « attendre et voir » dans la pratique clinique, nous ne pouvons nous attendre à des résultats similaires avec une intervention diététique. Les tests de dépistage des nourrissons qui bénéficieraient d’interventions diététiques ou d’autres procédures visant les étiologies organiques seraient très utiles aux pédiatres.

Étant donné que les nourrissons dont les pleurs sont excessifs manifestent probablement des comportements normatifs à l’extrémité de cette gamme, on devrait procéder à un examen critique des méthodes d’intervention rentables destinées à la majorité des nourrissons dont les pleurs sont excessifs. Les pleurs peuvent être tolérés par une famille, mais pas par une autre.

St James-Roberts exprime la deuxième question : nous devrions identifier les parents vulnérables et les façons de gérer ces cas. Les mères dépressives peuvent constituer un des groupes vulnérables, comme le déclare aussi Oberlander. À l’inverse, une famille peut tolérer des pleurs excessifs sans conséquence, mais des problèmes multiples ou à long terme peuvent entraîner des répercussions plus tard. St James-Roberts suggère que les nourrissons ayant de multiples problèmes de comportement pendant une longue période, surtout combinés à des risques psychosociaux, peuvent constituer un des groupes potentiellement à risque.

La troisième question soulevée par St James-Roberts est importante pour les soins de première ligne puisque les pleurs du nourrisson sont un problème tellement courant. La question est la suivante : devrions-nous intervenir dans le cas d’un enfant qui pleure, même s’il ne subit pas de perturbation organique et s’il n’y a pas de vulnérabilité parentale, et si oui, quand et comment? Plusieurs interventions simples comme prendre davantage l’enfant,10 le masser11 ou l’emmailloter12 n’ont pas mieux réussi à traiter les pleurs excessifs que les soins dispensés au groupe témoin. Les interventions pourraient être dirigées vers les perceptions parentales des pleurs, parce qu’on doute fortement de l’impact de l’intervention sur la quantité ou la qualité des pleurs chez les nourrissons dont le  comportement est normal pour leur âge.

Si on explique que les pleurs témoignent de la vigueur, de la santé et de la robustesse,13 et qu’on offre de l’information appropriée, les parents verront peut-être leur aspect positif : comparé à un nourrisson tranquille, le leur qui pleure manifeste une capacité supérieure à augmenter son alimentation (en exprimant sa faim), et à provoquer davantage d’interaction avec les donneurs de soins. Cette interaction supplémentaire peut être utile à long terme, parce qu’elle peut représenter un avantage pour le nourrisson. St James-Roberts et coll.14 ont montré que l’interaction mère-nourrisson et le fait de prendre souvent les enfants dans les bras étaient reliés à un changement de négativité (pleurs) chez les nourrissons, cette dernière passant d’élevée à faible.

Implications pour le développement de la recherche et des politiques

Les recherches futures pourraient tracer un portrait plus large des problèmes de pleurs si les études mesuraient un spectre de facteurs plus étendu. Ces recherches devraient quantifier 1) la magnitude de la perception du problème des pleurs par la famille; 2) leur quantité (durée et fréquence); et 3) leur qualité acoustique. Elles devraient aussi explorer la façon dont les facteurs pré et postnatals, comme la dépression maternelle et les traitements utilisés à cet effet, affectent les pleurs. De plus, on devrait évaluer les aspects des pleurs excessifs qui affectent le plus les interactions parent-nourrisson, ainsi que les conséquences de ces pleurs à long terme sur le développement de l'enfant dans différents contextes. D’un point de vue clinique, il est essentiel d’élaborer des méthodes d’intervention qui soulagent la détresse des parents et préviennent les impacts négatifs du trouble des pleurs sur le développement de l'enfant dans divers contextes familiaux. On pourrait avancer que les demandes les plus élevées pour cette recherche concernent les familles à risques multiples.

En plus des familles dont la mère est dépressive, dans d’autres groupes de familles, les facteurs biologiques et environnementaux peuvent affecter les pleurs de l'enfant, et les ressources psychosociales de ces familles sont peut-être épuisées avant même que les pleurs ne deviennent problématiques. Les groupes à risque comprennent les familles dont les parents ont des problèmes de toxicomanie ou des nourrissons très prématurés. Le problème supplémentaire des pleurs du nourrisson peut alors exacerber la situation familiale et plus tard, avoir des répercussions sur le développement de l'enfant. Les nourrissons très prématurés naissent à des étapes précoces du développement du cerveau et sont (plus ou moins, même de nos jours) exposés à une séparation psychologique et à un environnement radicalement artificiel comparé à l’environnement physiologique in utero. Si les facteurs environnementaux dictent les pleurs du nourrisson, ceux des nourrissons très prématurés devraient être différents. De plus, plusieurs stresseurs susceptibles de modifier les réactions parentales face au nourrisson et à ses pleurs affectent la relation parent-nourrisson de ce groupe. Le fait malheureux que les prématurés soient un groupe à risque du syndrome du bébé secoué peut indiquer différentes réactions aux pleurs du nourrisson dans ce groupe. Les nourrissons de mères ayant des problèmes de toxicomanie pleurent davantage pendant le sevrage et leurs pleurs sont aigus.

Il y a un manque de recherches sur les pleurs après une période de sevrage. La capacité des mères droguées à réagir de façon sensible et cohérente aux pleurs de leur nourrisson est discutable. On ne sait pas si la quantité des pleurs continue à augmenter ou si les pleurs décroissent en l’absence de réponses adéquates. Dans tous ces groupes (les familles avec dépression maternelle ou des problèmes de toxicomanie ou avec un enfant très prématuré), les pleurs du nourrisson peuvent servir à indiquer qu’il est nécessaire de procéder à une évaluation plus étroite pour que la famille accepte de se soumettre aux interventions qui soutiennent le parentage sensible et cohérent.

Les interventions et l’information en santé publique devraient faire l’objet d’études rigoureuses visant à trouver des manières probantes de gérer les pleurs du nourrisson, et à mettre sur pied des services rentables et efficients pour les familles des jeunes nourrissons. Le moment optimal pour diffuser de l’information et offrir de l’intervention se situe probablement avant la naissance du nourrisson, et d’autres types d’intervention peuvent être nécessaires dans les cas de problèmes multiples et prolongés de comportement. Ces travaux sont essentiels et serviront à de grands groupes de familles actuelles et probablement aux générations futures.

Références

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Pour citer cet article :

Lehtonen L. Pleurs du nourrisson : commentaires sur Oberlander et St James-Roberts. Dans: Tremblay RE, Boivin M, Peters RDeV, eds. Encyclopédie sur le développement des jeunes enfants [en ligne]. https://www.enfant-encyclopedie.com/pleurs/selon-experts/pleurs-du-nourrisson-commentaires-sur-oberlander-et-st-james-roberts. Publié : Janvier 2006. Consulté le 29 mars 2024.

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