Connaissances des nourrissons en matière de cognition sociale


Institute for Learning and Brain Sciences, University of Washington, Seattle, États-Unis

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Introduction

La cognition sociale se rapporte aux pensées et aux convictions dont se servent les individus et les groupes pour expliquer comment et pourquoi les gens agissent comme ils le font. L’habileté d’interpréter nos propres actions et celles des autres en termes d’états mentaux et intérieurs qui motivent le comportement humain est un point central de la cognition sociale. Plusieurs travaux réalisés par le passé ont démontré que c’est au cours de la période préscolaire que se développe de façon importante l’habileté des enfants à utiliser leurs états mentaux pour prédire, décrire et expliquer les comportements.1,2,3 Ce chapitre revoit les données probantes récentes qui donnent à penser qu’il est possible de retracer les bases fondamentales de ces habiletés à partir de la prime enfance.  

Sujet

À la fin de leur deuxième année, les nourrissons sont experts pour comprendre les objectifs de base, les intentions, les perceptions et les expressions émotionnelles, ainsi que des dispositions et des préférences simples. Ces habiletés sociocognitives sont les fondements d'aspects plus matures de la cognition sociale tels que la théorie de l’esprit (voir les textes d’Astington4 et de Miller5). Par ailleurs, les capacités de cognition sociale présentes dès la prime enfance contribuent à l’apprentissage dans plusieurs domaines tels que l’apprentissage du langage,6,7 de l’imitation,8 des causes9 ainsi qu’à la compréhension de la représentation.10

Problèmes

Puisque les nourrissons ne peuvent assumer de tâches fondées sur le langage, les chercheurs doivent s’appuyer sur des méthodes non verbales nouvelles et innovatrices afin de capter la cognition sociale qui existe à cet âge. Ces méthodes, qui capitalisent typiquement sur le comportement social des nourrissons (que celui-ci se manifeste dans un contexte naturel ou expérimental)11,12 et sur leurs réponses visuelles à des événements sociaux simples,13 ont produit des informations très détaillées au sujet de la cognition sociale dès la prime enfance. Cependant, comme les découvertes provenant de l’utilisation de ces méthodes donnent souvent lieu à de multiples interprétations,14 des méthodes convergentes sont nécessaires pour acquérir une image exacte de la cognition sociale des nourrissons.  

Contexte de la recherche

Ce sont les comportements sociaux spontanés des nourrissons ou ceux suscités en laboratoire dans des conditions naturalistes, ainsi que leurs réponses visuelles et manuelles à des événements sociaux simples présentés dans le contexte de paradigmes expérimentaux, qui permettent de déduire la compréhension sociocognitive dès ses débuts. Des expérimentations soigneusement contrôlées par une gamme de manipulations différentes sont nécessaires pour réduire le nombre d’interprétations possibles des résultats des recherches.

Questions clés pour la recherche

  1. Quelle est l’étendue des compréhensions sociocognitives des nourrissons? Quelles sont les similarités et les différences de ces compréhensions comparativement à celles des enfants plus vieux et des adultes?
  2. Jusqu’à quel point les nourrissons possèdent-ils une compréhension représentationnelle sophistiquée des actions posées par d'autres (c.-à-d., comprennent-ils le comportement en termes d’états psychologiques) ou ont-ils une compréhension comportementale plus simple (c.-à-d., comprennent-ils le comportement en termes de règles et d’éventualités)? Comment nous est-il possible d’analyser la distinction entre ces différents niveaux de compréhension?
  3. Certains aspects de la cognition sociale sont-ils innés? Si c’est le cas, lesquels?
  4. Quels sont les facteurs ou les expériences qui modifient le développement de la compréhension cognitive sociale dès ses débuts?
  5. Les habiletés sociocognitives présentes dès la prime enfance sont-elles universelles ou spécifiques du point de vue culturel? Dans la mesure où la cognition sociale varie selon les cultures, quand et comment ces différences apparaissent-elles?

Récents résultats de recherche

Des travaux récents donnent à penser que des progrès marquants ont lieu durant les deux premières années de vie des nourrissons concernant leur niveau de compréhension des objectifs et des intentions, des émotions et des perceptions ainsi que des dispositions et des préférences.

La capacité d’interpréter les actions motivées par les objectifs et les intentions, fait partie intégrante de la cognition sociale. À l’âge de 6 mois, les nourrissons considèrent les actions simples telles que le fait d’atteindre et de saisir un objet comme étant guidée par un but.15 Au cours des 6 mois suivants ils identifient les objectifs d’actions de plus en plus complexes et les séquences de ces actions.16,17 À cet âge, les nourrissons peuvent aussi distinguer les actions intentionnelles des actions accidentelles13 et reconnaîssent que seuls les agents animés (et non les objets inanimés) possèdent des intentions et des objectifs.15

Le fait de reconnaître la signification des actes perceptuels et des expressions émotionnelles représente un autre aspect important de la cognition sociale. À partir de l’âge de 9 à 12 mois, les nourrissons semblent comprendre les expériences perceptuelles simples et reconnaître la valeur des différentes expressions émotionnelles. Par exemple, ils savent qu’un adulte qui regarde un jouet en ayant les yeux ouverts vit une expérience perceptuelle, mais que ce n’est pas le cas d’un adulte qui regarde un jouet en ayant les yeux fermés.18 Par ailleurs, les nourrissons peuvent utiliser l’expression émotionnelle d’un parent ou d’un expérimentateur pour décider s’ils vont ou pas s’approcher d’un nouveau jouet19 ou s’engager dans une nouvelle activité.20

La capacité de savoir comment les caractéristiques personnelles influencent le comportement constitue aussi un aspect crucial de la cognition sociale. Entre 12 et 15 mois, les nourrissons commencent à comprendre des dispositions et des préférences simples. Par exemple, les nourrissons de cet âge s’attendent à ce qu’une personne placée dans un nouveau contexte continue d’agir comme elle le faisait ou de faire ce qu’elle faisait.21,22 De plus, ils se rendent compte que les préférences et les dispositions sont personnelles : ils comprennent que différentes personnes peuvent aimer des choses différentes.23

Lacunes de la recherche

Une question cruciale pour les recherches futures porte sur les mécanismes, les facteurs et les expériences qui sous-tendent les développements de la cognition sociale dans la prime enfance. Les travaux en cours commencent à démontrer comment les expériences particulières des nourrissons, qui sont à la fois acteurs et observateurs dans le monde, servent de catalyseur pour l’acquisition d’aspects spécifiques des connaissances en matière de cognition sociale.24 Par exemple, la capacité des nourrissons à agir spécifiquement en vue d'atteindre un objectif (p. ex., en utilisant un outil qu’ils peuvent atteindre pour obtenir un jouet hors de leur atteinte) semble contribuer fortement à leur capacité de comprendre l’objectif des actions produites par d’autres personnes.25 Une seconde question concerne la façon dont les sensibilités innées des nourrissons pourraient interagir avec l’expérience de l’environnement pour produire le développement. Finalement, des recherches en cours étudient les processus neuronaux qui sous-tendent la cognition sociale dans la prime enfance. Les réponses à ces questions nous aideront non seulement à comprendre les changements de la cognition sociale, mais elles nous informeront aussi sur la façon dont ces changements développementaux surviennent.

Conclusions

Alors que certains chercheurs croyaient que la cognition sociale n’était que du ressort des enfants plus âgés, il est maintenant évident que les nourrissons possèdent toute une gamme de sensibilités sociales et qu’ils comprennent très tôt plusieurs aspects de la cognition sociale qui seront plus tard les bases d'aspects plus matures de ce domaine. Au cours de leurs deux premières années, les nourrissons ont une compréhension de la cognition sociale qui semble très abstraite : ils comprennent les objectifs visibles vers lesquels une action est dirigée, avant de comprendre les états émotionnels et perceptuels simples qui guident le comportement, et ce avant de comprendre comment les tendances personnelles continues motivent les actions. Des travaux récents révèlent que l’acquisition de chacune de ces compréhensions n’est pas un phénomène de type tout ou rien. Le développement procèderait plutôt une action ou un événement social à la fois, par morceaux.26 Ce schéma développemental soulève la possibilité que des facteurs additionnels, tels que le langage, soient requis pour parvenir à la compréhension plus explicite et intégrée des gens et de leur comportement que possèdent les enfants plus âgés.

Cependant, il n'y a aucun doute que les connaissances des nourrissons en matière de cognition sociale ont des conséquences non seulement sur leurs interactions sociales, mais aussi sur leurs apprentissages d’un domaine à l’autre. Les nourrissons utilisent leurs connaissances des objectifs, des intentions, des perceptions, des émotions, des dispositions et des préférences pour s’engager dans l’apprentissage du langage,6,7 de l’imitation8 et pour comprendre la relation de cause à effet.9

Implications pour les parents, les services et les politiques

Les recherches portent à croire que ce sont les occasions d’agir sur le monde et de regarder les autres agir qui guident, du moins en partie, les premiers développements de la cognition sociale. D’après ces découvertes, les interactions sociales actives, qui  représentent une combinaison d’actions et d’observations de la part des nourrissons, sont importantes pour le développement des aptitudes sociocognitives de la prime enfance et, par extension, pour l’apprentissage en général. Des travaux récents ont aussi commencé à explorer les conditions particulières qui aident les nourrissons et les enfants à comprendre le comportement des autres. Ces études ont montré que les contextes dans lesquels les adultes agissent en tant que partenaires qui collaborent avec les enfants,27 qui accompagnent leur comportement d’explications verbales28 et/ou qui offrent un aperçu de l’objectif d’une activité avant de démontrer cette activité permettent un meilleur apprentissage.29

Le fait de connaître les premières étapes de la cognition sociale peut aussi aider à diagnostiquer et à remédier aux troubles du développement tels que l’autisme, dont les déficits sociaux représentent la marque. 

Références :

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  2. Wellman HM, Cross D, Watson J. Meta-analysis of theory of mind development: The truth about false belief. Child Development 2001;72:655-684.
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  5. Miller SA. Social-cognitive development in early childhood. In: Tremblay RE, Barr RG, Peters RDeV, Boivin M, eds. Encyclopedia on Early Childhood Development [online]. Montreal, Quebec: Centre of Excellence for Early Childhood Development; 2010:1-5. Available at: http://www.child-encyclopedia.com/documents/MillerANGxp.pdf. Accessed August 27, 2010.
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Pour citer cet article :

Sommerville JA. Connaissances des nourrissons en matière de cognition sociale. Dans: Tremblay RE, Boivin M, Peters RDeV, eds. Zelazo PD, éd. thème. Encyclopédie sur le développement des jeunes enfants [en ligne]. https://www.enfant-encyclopedie.com/cognition-sociale/selon-experts/connaissances-des-nourrissons-en-matiere-de-cognition-sociale. Publié : Septembre 2010. Consulté le 29 mars 2024.

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