L’épigénétique et le rôle de la période de développement


Codirecteurs du Programme de développement de l’enfant et du cerveau, Institut canadien de recherches avancées (ICRA), Canada

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Introduction

Les effets de l’expérience changent de manière dynamique au cours de la vie, particulièrement lors des premières années, où les périodes critiques et sensibles s’ouvrent et se ferment alternativement. Les effets de l’expérience sont également transmis de génération en génération. Le présent rapport explique comment les changements provoqués par les expositions physiques et psychologiques néfastes chez les parents peuvent être transmis aux générations futures, altérant les risques de troubles mentaux et de comportement inadapté encourus par les enfants.1

Sujet

En psychologie du développement, les périodes critiques sont définies par celles pour lesquelles la présence ou l’absence d’expériences ou d’expositions importantes entraîne des changements irréversibles dans le circuit cérébral. On pense que les périodes critiques sont régulées dans le temps de manière nette et qu’elles peuvent être comparées à une fenêtre d’opportunités ouverte à des expériences spécifiques qui s’ouvre, puis se ferme après un certain temps. À l’opposé, les périodes sensibles correspondent à des intervalles de développement lorsque le cerveau est particulièrement répondant à de telles expériences et la période sensible s’ouvrirait et se fermerait graduellement.2 Ces deux périodes requièrent la plasticité du cerveau en fonction de l’expérience pendant des périodes définies de l’enfance.3

Problème

L’adaptation des êtres humains aux conditions environnementales peut prendre place selon une large gamme de délais compris entre des modifications physiologiques qui se produisent pendant des secondes ou des minutes, à la plasticité du développement durant des mois ou des années et à des modifications génétiques dont la durée est à l’échelle de l’évolution. Le moment et la séquence des processus neuro-développementaux importants déterminent les périodes critiques de croissance et de développement. Ces processus incluent le mouvement des cellules à des endroits précis lors du développement embryonnaire, la prolifération et l’élagage des connexions (les synapses) entre les neurones du cerveau, les changements du nombre de récepteurs et la construction de la gaine de myéline isolante autour des cellules nerveuses.  

Contexte de la recherche

Un certain nombre de données prouvent que le cerveau en développement est particulièrement vulnérable aux effets négatifs aux expositions aux environnements chimiques et sociaux lors des premières phases du développement. Par exemple, dans une étude à répartition aléatoire menée dans des orphelinats roumains et portant sur des enfants placés en famille d’accueil, les résultats neurobiologiques et développementaux étaient améliorés de façon dramatique lorsque les enfants avaient été placés en famille d’accueil avant l’âge de deux ans.4 

Récents résultats de recherche

Par l’entremise d’expériences conduites chez l’animal, les scientifiques identifient les ouvertures et les fermetures des périodes critiques. Un groupe de chercheurs a démontré que les « déclencheurs » et les « freins » pouvaient enclencher et ralentir la plasticité cérébrale au cours du temps, et que le début d’une période critique semblait être guidée et régulée dans le temps par la maturation de l’équilibre excitatoire/inhibitoire du circuit.3 Ces résultats, et d’autres,5,6 ont entraîné un changement fondamental de la vision de la plasticité cérébrale : en remplacement d’un développement se produisant en des périodes critiques nettement définies, une nouvelle compréhension indique que le cerveau présente une plasticité intrinsèque et que le développement normal requiert une suppression moléculaire et programmée dans le temps de cette plasticité.  

Modifications épigénétiques et périodes critiques

Les modifications épigénétiques dirigent une grande partie de la machinerie moléculaire qui détermine le début et la fin des périodes critiques.7 Par exemple, les modifications épigénétiques de l’expression des gènes dictent la différenciation des neurones en sous-ensembles neuroniques uniques, la croissance des axons et l’organisation radiale du développement du cerveau.8 Le circuit cérébral répond aux événements de l’environnement selon des processus épigénétiques, la méthylation de l’ADN et la modification des histones.3 Les processus épigénétiques contrôlent la fermeture de la période critique relative à l’acquisition de la dominance oculaire. Les facteurs épigénétiques régulent également l’expression d’un gène codant pour un neurotransmetteur inhibiteur et il a été montré que des médicaments pouvaient modifier la régulation temporelle des périodes critiques : par exemple, il a été montré que le valproate réouvrait la fenêtre critique pour l’acquisition de l’oreille absolue.9 Un déséquilibre excitatoire/inhibitoire du circuit et des erreurs dans les phases d’intervention des périodes critiques ont été identifiés dans des modèles de souris du trouble du spectre de l’autisme.10

Hérédité des marques épigénétiques sur plusieurs générations

On dispose à présent d’un nombre considérable de données, chez l’être humain et l’animal, démontrant que les expositions physiques et psychologiques négatives peuvent être répliquées au sein d’une génération ou transmises aux générations suivantes, modifiant les risques de troubles mentaux et de comportements inadaptés encourus par la descendance.11 L’exposition prénatale aux agents de stress par la mère a été associée à des différences observées dans le système nerveux autonome et les réponses du cortex surrénal de leurs progénitures, à la fois chez l’animal et l’être humain.12 Le système nerveux autonome dicte le fonctionnement des organes internes et le cortex surrénal contrôle la synthèse des hormones sexuelles et du cortisol. Des études conduites dans des populations humaines ont identifié des risques accrus de troubles psychiatriques dans la descendance, en l’absence d’expositions réelles.13

Chez la souris, des chercheurs ont démontré que les marques épigénétiques liées à l’apparition de ces troubles étaient transmises à la progéniture, et l’on soupçonne l’intervention du même processus chez l’être humain.14 On pense que l’une des voies empruntées par les marques épigénétiques pour traverser les générations serait les transmissions comportementale et sociale de ces marques à la descendance. Dans notre article consacré aux relations entre l’épigénétique et la privation et l’adversité pendant l’enfance et le risque pour le développement,15 nous décrivons des expériences innovantes chez le rat où différents niveaux de soins et de léchage de la mère modifiaient les marques épigénétiques sur l’ensemble du génome des ratons. Ces modifications épigénétiques avaient un impact sur les réponses aux stress des ratons, mais les prédisposaient également à traiter leurs propres progénitures selon des soins maternels semblables à ceux prodigués par leur mère.16 Une autre voie de transmission intergénérationnelle est l’exposition intra-utérine du fœtus aux stress subis par la mère, tel qu’observé chez certains enfants qui étaient dans le ventre de leur mère lors de la Famine hollandaise de l’hiver 1944-45 (comme le décrit le troisième article de ce chapitre15). Une étude observationnelle récente a démontré que les enfants d’âge adulte de survivants de l’Holocauste possédaient des marques épigénétiques sur le promoteur du gène codant pour le récepteur aux glucocorticoïdes (RG), un gène important pour le développement, le métabolisme et les réactions immunitaires, et que ces marques étaient corrélées à l’état de stress post-traumatique de la mère et du père.17 Pour finir, la transmission des marques épigénétiques pourrait se produire par des changements au niveau de l’ovocyte, ou plus probablement des spermatozoïdes, ce qui est bien plus difficile à prouver. L’épigénome est réinitialisé par un processus de déméthylation de l’ADN à grande échelle lors des premières étapes de la formation de l’embryon, ce qui est décrit plus en détail dans le premier article de ce chapitre, Biologie de l’épigénome,18 mais certaines exceptions ont été récemment rapportées où certaines marques épigénétiques échappaient à ce processus et étaient transmises.19,20

Lacunes de la recherche 

D’autres voies de transmission des marques épigénétiques des parents ayant vécu un traumatisme à leur descendance (transmission intergénérationnionnelle) pourraient exister. Les scientifiques examinent actuellement les modifications des voies de réponse aux stress transmises aux enfants dans le placenta de développement,21,22 la transmission des marques épigénétiques par le sperme d’une souris mâle maltraitée23 et la transmission du conditionnement à la peur des parents à la progéniture par un signal olfactif chez la souris.24 Un sujet intéressant pour les études à venir serait d’examiner si et comment l’épigénétique joue un rôle dans l’hérédité entre les générations (hérédité transgénérationnelle). 

Conclusions

Le développement dépend de l’interaction entre les influences environnementales et les périodes critiques de développement, lorsque le circuit neurobiologique est particulièrement sensible à l’expérience et que la plasticité est plus accessible. L’ouverture et la fermeture des périodes critiques et sensibles sont régulées par les événements épigénétiques qui dictent la maturation du circuit neuronal excitatoire/inhibitoire et l’expression des « freins » moléculaires qui inversent la plasticité inhérente au cerveau. 

On pense également que les processus épigénétiques transmettraient les risques et les troubles d’une génération à la suivante. La transmission peut se produire lorsque le risque comportemental et les facteurs de protection sont transmis des parents à leurs enfants par des facteurs comportementaux ou sociaux, ou par la transmission possible des marques épigénétiques par les cellules sexuelles, ce qui est actuellement à l’étude.

Implications

Les études révèlent l’existence d’une période de temps critique et complexe lors du développement (à la fois adaptatif et inadapté) qui est probablement initiée, dictée et modulée par les événements épigénétiques qui modifient les gènes du cerveau responsables du neuro-développement. Les données démontrant que les marques épigénétiques seraient transmises aux générations suivantes suggèrent que les séquences de l’ADN ne détermineraient pas à elles seules les traits héréditaires.17 

Références

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  8. Fox SE, Levitt P, Nelson CA. How the timing and quality of early experiences influence the development of brain architecture. Child Development 2010;81(1):28-40.
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Pour citer cet article :

Sokolowski MB, Boyce WT. L’épigénétique et le rôle de la période de développement. Dans: Tremblay RE, Boivin M, Peters RDeV, eds. Sokolowski MB, Boyce WT, éds. thème. Encyclopédie sur le développement des jeunes enfants [en ligne]. https://www.enfant-encyclopedie.com/epigenetique/selon-experts/lepigenetique-et-le-role-de-la-periode-de-developpement. Publié : Novembre 2017. Consulté le 27 mars 2024.

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