Rapprocher les cultures dans le cadre de l’éducation de la petite enfance


1FPR-UCLA Center for Culture, Brain, and Development, University of California, États-Unis,
2California State University, États-Unis, 3Educational Consultant, États-Unis,
4Southwest Educational Development Laboratory, États-Unis

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Introduction

Dans cet article, nous décrivons la pertinence des systèmes de valeurs que sont l’individualisme et le collectivisme. L’articulation de ces deux systèmes de valeurs a donné lieu à une recherche qui montre que la culture d’origine des enfants collectivistes s’oppose souvent à la culture individualiste des écoles aux États-Unis.1,2 Les fondements de ce conflit de valeurs interculturel reposent sur la pauvreté et le manque de possibilités de s’instruire auxquels font face les nouveaux parents immigrants du Mexique et de l’Amérique centrale, un environnement sociodémographique où le collectivisme est fonctionnel.3 En raison de ce conflit entre le collectivisme dans le milieu de vie et l’individualisme à l’école, cette situation génère le besoin d’une intervention pédagogique. Le Bridging Cultures Projectmc fait partie de ce type d’intervention. Le projet a été conçu dans le but de régler le conflit de valeurs interculturel qui afflige la plupart des familles immigrantes du Mexique et de l’Amérique centrale quand elles envoient leurs enfants à l’école aux États-Unis. Le projet peut également s’adresser à d’autres cultures minoritaires dont les racines culturelles sont familiales et collectivistes.

Contexte de la recherche : intégrer les deux types de développement à l’éducation

La recherche empirique documente le conflit de valeurs interculturel entre le développement plus collectiviste des familles immigrantes latino-américaines et le développement individualiste tenu pour acquis dans les écoles.1,2 Ces différences en matière de valeurs culturelles se regroupent en cinq grands thèmes. Dans chaque cas, l’enseignant présente l’importance relativement plus grande du premier élément dans la dichotomie, tandis que le parent immigrant latino-américain fait état de l’importance du deuxième élément : 1) réalisations individuelles par rapport aux réalisations familiales, 2) louanges par rapport aux critiques, 3) aptitudes cognitives par rapport aux aptitudes sociales, 4) expression orale par rapport à la communication respectueuse avec l’autorité, et 5) le rôle du parent dans l’enseignement par rapport à la socialisation de l’enfant.

Question clé pour la recherche

Selon des observations ethnographiques et d’autres études,1,2 quatre chercheuses (Patricia M. Greenfield, Blanca Quiroz, Carrie Rothstein-Fisch et Elise Trumbull) ont posé la question suivante : quelles répercussions la connaissance des cultures individualiste et collectiviste pourrait-elle avoir sur l’habileté de l’enseignant à travailler avec des élèves et des familles collectivistes?

Notre recherche pour le Bridging Cultures Projectmc reposait sur les familles immigrantes latino-américaines et leur expérience à l’école. Ainsi, nous avons recruté sept enseignants bilingues (espagnol et anglais) au primaire, desservant de nombreux élèves immigrants latino-américains de la grande région de Los Angeles.4 Quatre enseignants étaient latino-américains et trois étaient américano-européens, dont six femmes et un homme, et tous les niveaux scolaires étaient représentés, de la maternelle à la cinquième année. Dans le cadre d’un test préliminaire, les réponses des enseignants à des scénarios maison-école ont révélé qu’ils étaient très individualistes dans leur façon de régler les problèmes (86 % individualistes). Après trois ateliers, nous avons réalisé un autre test qui a révélé que les enseignants adoptaient une attitude plus équilibrée (57 % collectivistes, 21 % individualistes et 21 % autant individualistes que collectivistes). Nous avons ensuite effectué des observations en classe, des entrevues et des rencontres bimensuelles afin de documenter la façon dont les enseignants élaboraient, mettaient en place et évaluaient de nouvelles stratégies pour leurs élèves collectivistes.

Comment le Bridging Cultures Projectmc a-t-il modifié les pratiques en classe et les relations maison-école?

Les expériences qu’ont effectuées les enseignants dans leurs propres classes et écoles ont montré que la structure de l’individualisme et du collectivisme est plus génératrice que nous ne l’aurions jamais imaginé, entraînant un grand nombre d’innovations visant à appuyer l’apprentissage des élèves. Nous avons retrouvé ailleurs plusieurs de ces pratiques en classe.5,6,7 Aux fins de cet article, nous avons porté une attention particulière à certaines innovations, notamment les relations avec les parents, les arts du langage et la gestion de classe.

Pratiques modifiées pour les familles

Les enseignants du Bridging Cultures Projectmc ont presque immédiatement modifié la façon dont ils communiquaient avec les familles et comment ils les aidaient.8 Un d’entre eux a préféré donner des rencontres auprès de petits groupes de parents plutôt que d’offrir les rencontres individuelles habituelles, un changement qui a donné lieu à une nouvelle dynamique parent-enseignant ainsi que la possibilité pour les parents de parler en tant que groupe plutôt qu’individuellement. Après une heure, les parents pouvaient s’inscrire à une rencontre privée ou poser quelques questions en privé.9 (p. 69) En raison du succès de cette enseignante, son directeur lui a demandé d’organiser un atelier à son école afin d’encourager les autres enseignants à essayer les rencontres de groupe. D’autres enseignants du Bridging Cultures Projectmc ont commencé rapidement à faire de même.

Une autre enseignante a tenté d’accroître le nombre de parents bénévoles. Bien que l’enseignante soit latino-américaine et que sa langue maternelle soit l’espagnol, elle a souligné ce qui suit : « Autant les parents que moi avions du mal à communiquer pour obtenir de l’aide. La plupart des parents étaient peu instruits et ils ne savaient probablement pas qu’ils pourraient venir en classe; seuls quelques-uns d’entre eux sont allés à l’école primaire ou secondaire. J’ai dû effectuer ma propre recherche ethnographique officieuse sur les familles de mes élèves, ce qui m’a permis de commencer à établir des relations avec les parents… Bien qu’à peu près cinq parents se portaient bénévoles chaque semaine, je n’étais pas entièrement satisfaite. Plusieurs parents restaient en classe, mais ils n’étaient pas à l’aise [de m’interrompre] pendant que j’enseignais afin de savoir quoi faire… »5

Afin d’aider les parents, l’enseignante a rédigé un carnet incluant un paragraphe d’introduction décrivant pourquoi l’aide des parents serait si utile dans la classe. Elle a également décrit différentes façons dont les parents pourraient aider en classe, de la préparation du matériel à l’aide à la lecture. De plus, elle a indiqué que les jeunes frères et sœurs étaient les bienvenus dans la classe et que leur présence pourrait en fait faciliter leur transition à l’école plus tard. Finalement, l’enseignante a plus que doublé le nombre de bénévoles, qui est passé de 5 à 12, dont 10 parents qui ont offert plus de 100 heures de bénévolat pendant l’année scolaire.8

Le savoir culturel facilite l’apprentissage des arts du langage

Les enseignants du Bridging Cultures Projectmc ont également réussi à promouvoir le développement langagier, une réalisation très importante, car plusieurs de leurs élèves apprennent l’anglais. De nombreuses récitations en chœur ont permis aux élèves de pratiquer leurs nouvelles aptitudes en anglais sans avoir peur de commettre des erreurs, car leur voix se mêlait à celle des membres du groupe.6 Dans d’autres cas, les enfants qui avaient généralement très peur de parler devant la classe ou qui ne voulaient pas être isolés du groupe faisaient partie de groupes qui devaient parler devant la classe où chaque membre décrivait à tour de rôle un objet qu’il avait rapporté de la maison. Ainsi, apprendre à « parler », un objectif individualiste de l’école, a pris forme grâce au fait que l’enseignant savait que le soutien de groupe initial aiderait les élèves à atteindre cet objectif.

Gestion de la classe

La gestion de la classe, comme les règles en classe, les élèves responsables et les récompenses, semble avoir entraîné plusieurs problèmes importants.8 Les aspects physiques de la classe et la façon dont elle était aménagée ont également commencé à tenir compte du point de vue collectiviste des classes du Bridging Cultures Projectmc. Pour les premières années du primaire, les élèves étaient assis très près les uns des autres sur le tapis et non sur des tapis carrés individuels comme c’est souvent le cas selon les pratiques en classe. Les enfants touchaient aux cheveux ou aux souliers des autres enfants sans jamais déranger, comme ils l’auraient probablement fait à la maison avec leurs frères et sœurs ou leurs cousins. Comme les enseignants avaient alors compris que cette pratique est naturelle et qu’elle ne dérange pas, ils n’ont plus eu à écourter les leçons pour dire « gardez vos mains sur vous ». Ils laissaient les enfants agir naturellement, ce qui leur a permis d’être plus confortables et concentrés, plutôt que misérables et confus, en raison d’une règle contraire à leur propre nature.6

Il est essentiel de souligner que toutes les innovations des enseignants étaient de leur propre chef. Encouragés par leur nouvelle compréhension des différences entre les perspectives de valeurs individualiste et collectiviste, les enseignants modifiaient leurs pratiques en classe afin de régler les problèmes au fur et à mesure qu’ils survenaient.

Conclusion

Il n’existe pas de pourcentage recommandé d’individualisme ou de collectivisme pour une classe en particulier, bien que la plupart des innovations des classes du Bridging Cultures Projectmc ont, naturellement, rendu les classes uniformément individualistes plus collectivistes. Toutefois, il faut également souligner que les enseignants du Bridging Cultures Projectmc n’ont pas rejeté l’individualisme. Dès le début, ils savaient qu’en fin de compte, leurs élèves devraient apprendre comment réussir dans un monde individualiste, probablement en commençant avec leur prochaine classe. Pour eux, le pont vers l’individualisme était aussi important que l’introduction de pratiques plus collectivistes.

Nous désirons souligner que le Bridging Cultures Projectmc n’est pas normatif. Nous offrons le paradigme, puis les enseignants l’utilisent pour développer leurs propres idées, lesquelles varient considérablement d’un enseignant à l’autre, mais également d’une année à l’autre et d’une école à l’autre.

Les résultats du Bridging Cultures Projectmc permettent d’être optimistes à propos de changements potentiels à apporter à l’éducation. N’oubliez pas qu’il est plutôt rare que de courts efforts de perfectionnement professionnel aient des répercussions à long terme documentées sur les pratiques d’enseignement au-delà de la formation en soi. En revanche, nous avons documenté une transformation permanente de l’habileté des enseignants du Bridging Cultures Projectmc à apprendre des stratégies efficaces et à en élaborer, pour leurs élèves et leur famille.

Remerciements

Ce chapitre a été adapté selon deux chapitres précédents : Cultural conceptions of learning and development (Greenfield, Trumbull, Keller, Rothstein-Fisch, Suzuki et Quiroz, 2006), P.A. Alexander et P.H. Winne, Handbook of Educational Psychology (2e éd.), p. 675 à 692, et Uncovering the role of culture in learning, development, and education (Rothstein-Fisch, Greenfield, Trumbull, Keller et Quiroz, 2010), D.D. Preiss et R.J. Sternberg (éd.), Innovations in Educational Psychology: Perspectives on Learning, Teaching, and Human Development, p. 269 à 294. New York: Springer. Au départ, le Bridging Cultures Projectmc était financé à l’aide d’une subvention du U.S. Department of Education, Office of Educational Research and Improvement to WestEd, le laboratoire d’enseignement régional pour les États-Unis de l’Ouest. Le Michael D. Eisner College of Education de la California State University, Northridge (et son Center for Teaching and Learning), la Foundation for Child Development, la A.L. Mailman Foundation et la Russell Sage Foundation ont également offert du financement.

WestEd détient la marque de commerce Bridging Culturesmc et a homologué son utilisation pour les quatre chercheuses principales du Bridging Cultures Projectmc : Patricia M. Greenfield, Blanca Quiroz, Carrie Rothstein-Fisch et Elise Trumbull.

Références

  1. Greenfield, P. M., Quiroz, B., & Raeff, C. (2000). Cross-cultural conflict and harmony in the social construction of the child. In S. Harkness, C. Raeff, & C. M. Super (Eds.), Variability in the social construction of the child (pp. 93-108). New Directions in Child and Adolescent Development. No. 87. San Francisco: Jossey-Bass.
  2. Raeff, C., Greenfield, P.M., & Quiroz, B. (2000). Conceptualizing interpersonal relationships in the cultural contexts of individualism and collectivism. In S. Harkness, C. Raeff, & C. Super, (Eds.), Variability in the social construction of the child. (pp. 59-74). New Directions in Child Development. No. 87. San Francisco: Jossey-Bass.
  3. Greenfield, P. M. (2009). Linking social change and developmental change: Shifting pathways of human development. Developmental Psychology, 45, 401-418.
  4. Trumbull, E., Diaz-Meza, R., Hasan, A. & Rothstein-Fisch, C. (2001) Five Year – Report of the Bridging Cultures Project. San Francisco: WestEd.
  5. Trumbull, E., Rothstein-Fisch, C., Greenfield, P. M., & Quiroz, B. (2001). Bridging cultures between home and school: A guide for teachers. Mahwah, NJ: Lawrence Erlbaum.
  6. Rothstein-Fisch, C. & Trumbull, E. (2008). Managing diverse classrooms: How to build on students’ cultural strengths. Alexandria, VA: Association for Supervision and Curriculum Development.
  7. Trumbull, E., Rothstein-Fisch, C., and Greenfield, P. M. (2000). Bridging cultures in our schools: New approaches that work. Knowledge Brief. San Francisco: WestEd.
  8. Rothstein-Fisch, C., Trumbull, E., Isaac, A., Daley, C., & Pérez, A. (2003). When “helping someone else” is the right answer. Journal of Latinos and Education, 3, 123-140.
  9. Quiroz, B., Greenfield, P. M., & Altchech, M. (1999) Bridging cultures with a parent- teacher conference. Educational Leadership. 56, 68-70.

Pour citer cet article :

Greenfield PM, Rothstein-Fisch C, Trumbull E, Quiroz B. Rapprocher les cultures dans le cadre de l’éducation de la petite enfance. Dans: Tremblay RE, Boivin M, Peters RDeV, eds. Encyclopédie sur le développement des jeunes enfants [en ligne]. https://www.enfant-encyclopedie.com/culture/selon-experts/rapprocher-les-cultures-dans-le-cadre-de-leducation-de-la-petite-enfance. Publié : Octobre 2012. Consulté le 25 avril 2024.

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