La cognition sociale est-elle un oxymoron? Commentaires sur les articles d’Astington et Edward, Miller, Moore et Sommerville


Emory University, États-Unis

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Introduction

Naviguer dans l’univers complexe du monde social demande plus que d’être capable de lire dans la pensée des autres à partir de la conception de théories, de calculs froids et d’inférences logiques. Cela nécessite également l’expérience d’une certaine impression de confort et de connectivité avec les autres. Nous avons tendance à oublier que cette expérience des sentiments représente le principal contenu et l’élément moteur derrière ce que nous appelons communément la cognition sociale : « les pensées et les croyances sur le monde social ».1

Ici, je veux insister sur le fait qu’élaborer une théorie sur ce qui se passe dans l’esprit des autres n’est peut-être pas l’essence ou le fondement de la cognition sociale comme elle nous l’est habituellement présentée et souvent sous-entendue implicitement par les chercheurs, spécialistes en développement de l’enfant, tels Miller, Astington, Moore et Sommerville.1,2,3,4 En fait, j’aimerais faire valoir que le fait de parler de cognition sociale d’une manière rationnelle ou « froidement » cartésienne n’est pas suffisant et pourrait même être oxymorique : une contradiction dans les termes.

Recherche et conclusions

Tel que l’a récemment suggéré Gallagher,5 la validité du cadre des « théories de l’esprit » adoptée par les chercheurs connus en développement qui sont intéressés à documenter les origines de la connaissance sociale pourrait bien être non fondée, ou du moins manquer potentiellement de validité.6 La formulation actuelle de la cognition sociale, telle qu’elle est représentée, au sens large, par Miller,1 Astington,2 Moore3 et Sommerville4 dans le chapitre sur la cognition sociale, propose (implicitement ou explicitement) que le problème de la cognition sociale est le problème de l’« inaccessibilité » à l’esprit des autres.

En conséquence, à l’intérieur d’un tel cadre conceptuel, pour ces auteurs, comme pour bien d’autres d’ailleurs, la tâche ultime des enfants dans leur développement et en particulier dans le contexte social, serait d’imaginer rationnellement ce qui se passe dans la tête des gens : supposer quelles sont leurs intentions, leurs désirs ou leurs croyances. Une telle supposition rationnelle leur permettrait de prédire avec exactitude leurs comportements et, par conséquent, d’entrer dans l’esprit des autres.

Avec une telle interprétation du problème de l’inaccessibilité, deux principales écoles de pensée ont alors orienté la recherche et ont été au cœur des grands débats théoriques au cours du dernier quart de siècle.

L’une de ces écoles considère que la supposition rationnelle de ce qui se passe dans la tête des autres (c’est-à-dire, la psychologie du sens commun) est fondée sur la conception de théories et d’inférences découlant de telles théories.7,8 L’autre école de pensée avance que la psychologie du sens commun repose sur la capacité de prise et d’intégration de la perspective des autres.9,10,11

Ce qui frappe et ce que les lecteurs devraient se rappeler, c’est le fait que les deux écoles de pensée conceptualisent la cognition sociale, non seulement relativement à un problème fondamental d’inaccessibilité, mais aussi en se concentrant exclusivement sur l’esprit rationnel et particulier de l’enfant. J’aimerais cependant souligner, quoique trop brièvement, que la validité et le degré de généralisation d’une telle structure théorique ne sont que partiels et, par conséquent, d’une validité douteuse. J’ajouterais que cela permet de traiter de ce qui correspond à un aspect relativement mince de la psychologie du sens commun dans le développement (c’est-à-dire la supposition rationnelle ou la représentation explicite de ce qui se passe dans l’esprit des autres). Toutefois, la psychologie du sens commun nécessite beaucoup plus qu’une figuration mentale explicite de l’état d’esprit des autres, plus qu’un point de vue rationnel de la part de l’enfant en développement.

En premier lieu, il n’est pas évident que les bébés manifestent un problème d’« inaccessibilité », du moins sur le plan implicite. En quelques semaines, les bébés manifestent un attachement sélectif envers les personnes qui s’occupent d’eux et dont leur vie dépend. Cet élément est fondamental, si l’on prend en considération l’état d’immaturité prolongé suivant la naissance chez les humains, et leur dépendance des autres, également prolongée, pour survivre une fois sortis de l’utérus : une marque de commerce très importante de notre espèce, comparativement aux autres primates.12,13

Il existe une abondante littérature expérimentale documentant la disposition des bébés, de même que les intuitions sociales, les attentes et les pratiques dans les échanges face à face (intersubjectivité primaire14,15). Les nouveaux-nés ont tendance à imiter et, très tôt les nourrissons réagissent quand ils aperçoivent soudainement un visage immobile (still face) ou deviennent sensibles aux jeux ritualisés avec d’autres (p. ex., jouer à « coucou »16). À partir de l’âge de 6 mois, ils s’attendent à voir des entités animées avec des traits humains (p. ex., des yeux écarquillés) se comporter de manière prosociale dans certains cas (offrir une main secourable) et pas dans d’autres (agir de façon à nuire à quelqu’un17).

Ces subtilités indiquent qu’une telle compréhension sociale implicite existe bien avant que les enfants acquièrent le langage et bien avant qu’ils ne soient capables de penser que les autres puissent avoir divers désirs et de fausses croyances sur l’état du monde.3

Ce point n’est pas futile. Il est permis de penser que ce que les bébés semblent acquérir à la naissance (les intuitions sociales, les pratiques communicatives, une harmonisation affective autour de valeurs partagées) est la théorie de la psychologie du sens commun tout au long du développement. En tant qu’adultes, nous continuons à naviguer dans le monde social principalement en matière d’expérience d’intimité et de confiance, de confort social, ce qui se traduit plus souvent qu’autrement dans le sentiment d’inclusion immédiat et la reconnaissance de nos interactions avec les autres. L’aspect d’instantanéité de telles  intuitions face aux autres (p. ex. si quelqu’un est plus ou moins bien disposé envers nous) constitue une pierre angulaire de la cognition sociale. Cet aspect intuitif et affectif est négligé et a tendance à ne pas être saisi lorsqu’il est intégré au problème de l’inaccessibilité et de son corollaire : l’approche individualiste (« cartésienne ») de lecture de la pensée.

Ce qui manque à cette approche, c’est ni plus ni moins la question concernant ce qui pousse les enfants à comprendre les autres et à éprouver de la sympathie pour eux. Qu’est-ce qui pousse leur incontrôlable besoin d’établir des affiliations et de créer des dépendances ingénieuses (sélectives), leur capacité de bâtir la « confiance » et un sens consensuel des valeurs partagées avec d’autres personnes?

Les mécanismes qui incitent les enfants à réaliser de tels exploits (p. ex., leur création d’une psychologie du sens commun) sont bien plus que de la conception explicite de théories, d’inférences logiques et de prise rationnelle de perspective. Il s’agit du développement d’un sens de confort social et de sentiments à l’égard des autres, l’impression d’être reconnu, de penser que certaines personnes choisies s’occupent de nous et la capacité de maîtriser la projection d’une bonne image publique de soi.18,19

Dans ce contexte, la cognition sociale peut être vue comme un oxymoron (contradiction dans les termes), en ce sens que la psychologie du sens commun développée par les enfants est principalement le développement de sentiments implicites et la capacité de lire les dispositions affectives particulières que les autres ont d’eux-mêmes dans la communication et les échanges sociaux avec les autres (perspective à la  première et à la deuxième personne), de même que l’un envers l’autre quand on regarde la communication et les échanges sociaux avec une tierce personne (perspective à la troisième personne). Il s’agit en fait de bien plus que de la conception de théories ou de l’intégration (simulation) de la perspective des autres. La cognition sociale est principalement enracinée dans des pratiques implicites d’échanges, des styles de communication et divers climats sociaux qui méritent de faire l’objet de recherches approfondies.

Détecter de quelle façon une personne se situe par rapport aux autres à un niveau affectif implicite a priorité sur les théories explicites de l’esprit. Cette affirmation semble être vraie, tant dans le développement que dans notre vie d’adulte de tous les jours. En naviguant dans le monde social, comme les bébés, nous nous fions surtout à nos « instincts ». Nous sommes d’abord des palpeurs sociaux avant d’être des théoriciens ou des simulateurs des autres. Nous avons tendance à connaître les autres sur le plan affectif et éthique, et à les juger instantanément sans trop de rationalisation. Je serais porté à dire que ce qui semble primaire en cognition sociale, ce ne sont pas les théories de l’esprit, mais plutôt des ensembles de valeurs partagées et de pratiques qui peuvent être amorcés inconsciemment chez les bébés comme chez les adultes.

On sait peu de choses et on doit entreprendre beaucoup plus de recherches sur les sentiments implicites (atmosphériques) qu’une personne acquiert par rapport aux autres et sur la manière dont de tels sentiments influencent notre psychologie explicite du sens commun (c'est-à-dire les théories de l’esprit et d’autres prises de position sur la simulation). Par exemple, les récentes découvertes d’Over et Carpenter20 sur l’amorçage social chez les bébés de 18 mois permettent une démonstration extraordinaire. Ces enfants semblent être plus enclins à aider un étranger lorsqu’on les a préparés brièvement et discrètement à regarder la photo de deux marionnettes l’une en face de l’autre plutôt que de regarder une photo sur laquelle elles sont dos à dos. Ces constatations montrent l’importance de processus immédiats qui sont amorcés inconsciemment et l’apprentissage incident dans la détermination de gestes sociaux explicites et d’ordre plus élevé, tels que des comportements empathiques (ressentir ce que quelqu’un ressent) et coopératifs (aider les autres). Il est à remarquer que de tels comportements sont plutôt décrits comme étant corrélés à un développement lent des hautes fonctions exécutives et cognitives.

Nous savons maintenant que ces gestes de nature prosociale d’ordre supérieur ne sont pas simplement tributaires du langage et de la conception de théories explicites de l’esprit. Il y a quelque chose de beaucoup plus implicite et subliminal là-dessous.

La recherche sur l’amorçage social est prometteuse étant donné qu’elle replace le développement de la psychologie du sens commun dans un contexte de conception plus interactif et intersubjectif (« implicite »), à l’extérieur de la structure rationnelle et individualiste (« le problème de l’inaccessibilité à l’esprit des autres ») qui continue à dominer la recherche actuelle sur le développement de l’enfant.1,2,3,4

Références :

  1. Miller SA. Social-cognitive development in early childhood. In: Tremblay RE, Barr RG, Peters RDeV, Boivin M, eds. Encyclopedia on Early Childhood Development [online]. Montreal, Quebec: Centre of Excellence for Early Childhood Development; 2010:1-5. Available at: http://www.child-encyclopedia.com/documents/MillerANGxp.pdf. Accessed September 2010.
  2. Astington JW, Edward MJ. The development of theory of mind in early childhood. In: Tremblay RE, Barr RG, Peters RDeV, Boivin M, eds. Encyclopedia on Early Childhood Development [online]. Montreal, Quebec: Centre of Excellence for Early Childhood Development; 2010:1-6. Available at: http://www.child-encyclopedia.com/documents/Astington-EdwardANGxp.pdf. Accessed September 2010.
  3. Moore C. Social cognition in infancy. In: Tremblay RE, Barr RG, Peters RDeV, Boivin M, eds. Encyclopedia on Early Childhood Development [online]. Montreal, Quebec: Centre of Excellence for Early Childhood  Development; 2010:1-4. Available at: http://www.child-encyclopedia.com/documents/MooreANGxp.pdf. Accessed September 2010.
  4. Sommerville JA. Infants’ social cognitive knowledge. In: Tremblay RE, Barr RG, Peters RDeV, Boivin M, eds. Encyclopedia on Early Childhood Development [online]. Montreal, Quebec: Centre of Excellence for Early Childhood Development; 2010:1-6. Available at: http://www.child-encyclopedia.com/documents/SommervilleANGxp.pdf. Accessed September 2010.
  5. Gallagher S. When the problem of intersubjectivity becomes the solution. In: Legerstee M, Haley D, Bornstein M, eds. The developing infant mind: Integrating biology and experience. Toronto, ON: Guildford Press. In press.
  6. De Jaegher H, Di Paolo E, Gallagher S. Can social interaction constitute social cognition? Trends in Cognitive Sciences 2010;14(10):441-447.
  7. Gopnik A. How we know our minds: The illusion of first-person knowledge of intentionality. Behavioral & Brain Sciences 1993;16(1):29-113.
  8. Gopnik A, Wellman HM. The theory theory. In: Hirschfield L, Gelman S, eds. Mapping the mind: Domain specificity in cognition and culture. New York, NY: Cambridge University Press; 1994: 257-293.
  9. Gordon R. Folk psychology as simulation. Mind and Language 1986;1:158–171.
  10. Heal J. Replication and functionalism. In: Butterfield J, ed. Language, mind, and logic. Cambridge, MA: Cambridge University Press; 1986: 135-150.
  11. Gallese V, Goldman A. Mirror neurons and the simulation theory of mind-reading. Trends in Cognitive Sciences 1998;12:493-501.
  12. Montagu A. Neonatal and infant immaturity in man. Journal of the American Medical Association 1961;178(23):56-57.
  13. Konner M. The evolution of childhood. Cambridge, MA: Harvard University Press; 2010.
  14. Trevarthen C. Communication and cooperation in early infancy: A description of primary intersubjectivity. In: Bullowa MM, ed. Before speech: The beginning of interpersonal communication. New York: Cambridge University Press; 1979: 321-347.
  15. Rochat P. The infant’s world. Cambridge, MA: Harvard University Press; 2001.
  16. Rochat P, Querido J, Striano T. Emerging sensitivity to the timing and structure of protoconversation in early infancy. Developmental Psychology 1999;35(4):950-957.
  17. Hamlin JK, Wynn K, Bloom P. Social evaluation by preverbal infants. Nature 1997;450:557-560.
  18. Rochat P. Mutual recognition as foundation of sociality and social comfort. In: Striano T, Reid V, eds. Social cognition: development, neuroscience and autism. Oxford, UK: Blackwell Publishing; 2008.
  19. Rochat P. Others in mind: Social origins of self-consciousness. New York, NY: Cambridge University Press; 2009.
  20. Over H, Carpenter M. Eighteen-month-old infants show increased helping following priming with affiliation. Psychological Science 2009;20(10):1189-1194.

Pour citer cet article :

Rochat P. La cognition sociale est-elle un oxymoron? Commentaires sur les articles d’Astington et Edward, Miller, Moore et Sommerville. Dans: Tremblay RE, Boivin M, Peters RDeV, eds. Zelazo PD, éd. thème. Encyclopédie sur le développement des jeunes enfants [en ligne]. https://www.enfant-encyclopedie.com/cognition-sociale/selon-experts/la-cognition-sociale-est-elle-un-oxymoron-commentaires-sur-les. Publié : Décembre 2010. Consulté le 19 avril 2024.

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