Cognition sociale précoce


1University of Cambridge, Royaume-Uni, 2University of Pavia, Italie

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Introduction

La plupart des définitions de la cognition sociale au cours de la petite enfance se concentrent sur la conscience qu’ont les enfants de leurs propres pensées, sentiments, croyances et intentions et de ceux des autres (c’est ce qu’on appelle la « théorie de l’esprit »), mais au moins d’un point de vue politique, les perspectives relatives aux compétences et celles relatives aux performances sont importantes. Ainsi, certaines interventions améliorent la compréhension sociale des enfants, alors que d’autres ont pour but d’appliquer cette compréhension pour promouvoir les habiletés relationnelles (p. ex., par une bonne régulation des émotions ou par des stratégies positives d’évitement ou de résolution des conflits).

Sujet

La cognition sociale est très pertinente d'un point de vue clinique et éducationnel. Bien que les premiers travaux aient laissé à penser que des déficits ne se retrouvaient que chez les enfants autistes,1 on a identifié depuis des altérations chez plusieurs groupes d'enfants qui avaient des troubles du langage spécifiques,2 un trouble des conduites3 ou qui présentaient des signes tardifs de surdité.4 Plus généralement, il existe mondialement des programmes promotionnels d'apprentissages émotionnels et sociaux, souvent soutenus par l’organisme américain CASEL (Collaborative for Academic, Social and Emotional Learning).5

Problèmes

Pour le décideur politique, les problèmes principaux relatifs à ce domaine concernent l’importance de :

  1. tracer les étapes du développement de la cognition sociale;
  2. déterminer les résultats associés aux différences individuelles en terme de cognition sociale;
  3. élucider l’origine de ces différences individuelles; 
  4. mettre au point des interventions multidirectionnelles pour les milieux scolaires, familiaux et communautaires.

Contexte de la recherche

Les premières études sur la cognition sociale reposaient sur les réponses des enfants à des questions avec choix limité de réponse concernant les personnages d’une histoire (p. ex., se sent-il heureux ou triste?). La recherche plus récente utilise plusieurs méthodes comprenant des questions ouvertes (p.ex., pourquoi se sent-il ainsi?), des observations directes (p. ex., l’enfant qui joue avec ses amis ou ses frères et sœurs, ou la lecture partagée entre les parents et l’enfant), des entrevues ouvertes avec l’enfant et des paradigmes non verbaux pour les nourrissons. Chaque méthode ayant ses forces et ses faiblesses, les études qui en utilisent plusieurs sont donc recommandées.

Questions clés pour la recherche

Quatre questions concernant la recherche découlent des problèmes clés décrits ci-haut.

  1. Quelles sont les étapes du développement de la cognition sociale?
  2. À quel point les différences individuelles relatives à la cognition sociale sont-elles stables et significatives?
  3. Quels sont les facteurs qui permettent de prédire les différences individuelles en matière de cognition sociale?
  4. Quels sont les types d’intervention efficaces? 

Résultats récents de la recherche

Concernant le développement, des résultats récents mettent en lumière à la fois la continuité et le changement : les nourrissons présentent beaucoup plus de conscience sociale que ce qu’on croyait auparavant, mais cette conscience est plus implicite et intuitive qu’explicite et réfléchie.6 Ainsi les interventions en milieu scolaire (p. ex., PATHS)7 portent souvent sur les façons d’aider les enfants à réfléchir sur ce qu’ils savent déjà implicitement de ce que pensent et ressentent d’autres personnes.

Les enfants possèdent, dès l’âge de trois ans et demi, des compétences relatives à la théorie de l’esprit qui prédisent une seule différence avec ce qu’elles seront lorsque ces enfants auront six ans et qu'ils partageront avec leurs amis leurs pensées et leurs sentiments – et ce même en contrôlant les incidences de leurs aptitudes linguistiques lors de ces deux stades spécifiques.8 Les chercheurs ont aussi découvert que les compétences relatives à la théorie de l’esprit des enfants d’âge préscolaire, pouvant se manifester jusqu’à quatre ans plus tard, permettaient de prédire leur réussite académique. 9-11

De plus, des facteurs propres à l’enfant permettent de prévoir des différences individuelles à l’âge préscolaire, tels que le contrôle de ses impulsions, ses aptitudes linguistiques et de planification12, les facteurs familiaux, tels que des relations d’attachement sécurisant avec les prestataires de soins, les conversations familiales au sujet des pensées et des sentiments et la présence des frères et des sœurs.13 L’effet de la fratrie est particulièrement frappant parce qu’il va à l’encontre de l’avantage sur les résultats cognitifs généraux présenté par les premiers-nés ou les enfants uniques.14 Parmi les explications possibles, on peut évoquer les occasions plus fréquentes qu’offrent les frères et les sœurs de jouer à des jeux de simulation, de se taquiner, de provoquer et de prendre part à des conversations familiales (et d’écouter indiscrètement) des points de vue différents.  

Ces découvertes soulignent l’importance d’aider les parents à établir des relations étroites avec leurs enfants dès la prime enfance, afin qu’ils possèdent les compétences nécessaires pour encourager la sensibilisation de leurs enfants face aux pensées et aux sentiments et qu’ils puissent leur offrir régulièrement des occasions de jouer avec d’autres enfants. Malgré l’élaboration de programmes efficaces accessibles sur Internet,15 les interventions destinées aux familles ne sont pas encore disponibles à grande échelle et sont encore mal évaluées. Une exception, l’intervention Play and Learning Strategies (PALS) met en évidence le besoin d’un soutien continu dès la prime enfance jusqu’aux années préscolaires. Alors que l’intervention PALS offerte pendant la prime enfance a augmenté de beaucoup la chaleur maternelle, seule une double intervention (offerte au cours de la prime enfance et au cours de la phase de trottinage/début des années préscolaires) a augmenté la sensibilité cognitive des mères.16

Les interventions en milieu scolaire visant à promouvoir l’apprentissage émotionnel et social prennent plusieurs formes, dont les sports d’équipe (pour encourager la coopération avec les pairs), le mentorat mutuel et le jumelage des enfants pour pratiquer la reformulation ou l'écoute active. Les interventions diffèrent aussi en fonction des gens auxquels elles sont destinées : plusieurs cherchent à améliorer les occasions d’apprentissage émotionnel et social de tous les enfants (et de ce fait font participer toute la communauté scolaire) mais certaines s’occupent des cas particulièrement vulnérables ou problématiques (et ne peuvent souvent produire des changements positifs qu’en association étroite avec les familles). Une méta-analyse récente des interventions en milieu scolaire17 a révélé des effets bénéfiques clairs dans trois grands secteurs : les sentiments des enfants, leurs capacités d’ajustement et leurs habiletés d’exécution.

Cependant, en regardant de plus près, les choses semblent plus complexes. Premièrement, en sondant les données émanant des interventions en milieu familial, les analyses réalisées pour le National Institute for Clinical Excellence (NICE) du Royaume-Uni soulignent la nécessité de compléter les interventions réalisées au niveau préscolaire par des programmes complémentaires appliqués ultérieurement.18 Deuxièmement, les processus qui relient la compréhension au comportement (ou la compétence à la performance) diffèrent pour certains groupes d’enfants. Par exemple, parmi les enfants qui en intimident d’autres, seuls ceux qui sont aussi victimes d’intimidation présentent des déficits en cognition sociale.19 Inversement, des résultats élevés d’empathie, mais seulement chez les enfants populaires, prédisent que ces enfants défendront vraisemblablement les victimes d’intimidation.20 De la même façon, la recherche qui porte sur les enfants machiavéliques21,22 souligne l’importance de faire une distinction entre la capacité des enfants à comprendre les autres et la façon dont ces enfants appliquent au quotidien cette compréhension dans leur vie sociale.

Lacunes de la recherche

Les études longitudinales sont toujours notablement insuffisantes et cette lacune restreint de façon significative les conclusions sur les processus sous-jacents. Par ailleurs, une autre lacune est de ne pas avoir considéré le genre humain en tant que donnée utile pour analyser les liens entre la performance et la compétence. Les différences chez les garçons et les filles sont particulièrement évidentes en ce qui concerne leurs comportements sociaux plutôt que leur cognition sociale.23 En ce qui concerne les familles, bien que les effets négatifs de la dépression maternelle sur le comportement de ses jeunes enfants soient bien établis,24 les chercheurs ont encore à évaluer si la cognition sociale joue un rôle médiateur dans ces effets. Finalement, davantage de recherche devraient être faites afin de déterminer quels sont les éléments clés des interventions réussies.

Conclusions

Ces résultats étayent quatre conclusions orientés vers les programmes. De façon spécifique, la cognition sociale :

  1. commence tôt dans la vie, et évolue de la prime enfance jusqu’à l’âge scolaire reflétant un changement de la compréhension d'abord intuitive puis réfléchie;
  2. prédit une réussite tant académique que sociale, même si les relations d’ordre prédictif dépendent de facteurs interpersonnels  (p. ex., du rang des pairs);
  3. varie selon des facteurs relatifs à la fois à l’enfant (p. ex., le langage, les fonctions exécutives) et à la famille (p. ex., le fait d’avoir des parents attentifs, des relations avec la fratrie);
  4. peut être améliorée grâce à des interventions, mais qui doivent être multidirectionnelles, soutenues et si possible adaptées pour convenir aux enfants qui ont des profils sociaux et cognitifs différents.

Implications pour les parents, les services et les politiques

Les familles : Deux moyens simples de promouvoir les conversations en famille au sujet des pensées et des sentiments sont d’intéresser les enfants à : (i) des conversations sur les expériences partagées/les activités à venir; et (ii) la lecture partagée de livres d’images. Les enfants ayant des fonctions exécutives efficaces (p. ex., qui ont de bonnes habiletés de planification, de maîtrise de soi et de flexibilité cognitive). Ils présentent aussi une cognition sociale supérieure. Une variation dans les fonctions exécutives est reliée à des aspects de la vie de famille à la fois positifs (p. ex., la préparation par les parents d’activités visant à atteindre un objectif) et négatifs (p. ex., des parents qui se contredisent et un chaos familial).25 Les interactions avec les frères et les sœurs sont également importantes : puisqu’ils partagent leur humour et leurs intérêts, les frères et les sœurs sont fréquemment de merveilleux partenaires pour les jeux de simulation mixtes, et leurs disputes fournissent des occasions de concilier les différences de points de vue.

Les prestataires de service : Les enfants dont la cognition sociale est insuffisante courent davantage le risque : (i) d’entrer dans des cycles de violence exténuants en réponse à la sévérité parentale;26 (ii) d'éprouver des difficultés dans leur transition vers l’école13 et (iii) de manifester des difficultés pragmatiques qui seront interprétées comme des « problèmes de conduite », telles que « l’insolence » envers les enseignants.27,28 Inversement, même si les enfants qui ont de bonnes capacités sociocognitives réussissent généralement bien, ils peuvent manifester une sensibilité accrue aux critiques des enseignants29 ou se servir de leur compréhension sociale pour des objectifs déviants (p. ex., devenir « des chefs de bande brutaux »).30 Les interventions doivent par conséquent viser deux objectifs pour assurer que les améliorations en matière de cognition sociale augmentent l'estime de soi et mènent au succès auprès des pairs.  

Les décideurs politiques : Les politiques familiales qui encouragent des relations parent-nourrisson étroites et soutenantes (p. ex., des congés de maternité/paternité généreux, de l’assistance pour les parents qui subissent une dépression postnatale) sont importantes, mais doivent être complétées par des interventions pendant la phase de trottinage jusqu’aux années préscolaires. Les initiatives éducatives qui encouragent l’apprentissage émotionnel et social sont prometteuses, mais doivent s’étendre au-delà des facteurs relatifs à l’enfant afin de prendre en compte les environnements sociaux des enfants (p. ex., la popularité auprès des pairs et la victimisation des pairs). Finalement, des politiques sont nécessaires en vue de mieux sensibiliser les cliniciens au fait que les enfants qui ont des difficultés langagières spécifiques ou des problèmes de conduite (ainsi que les enfants atteints d’un trouble du spectre autistique) manifestent souvent des difficultés en matière de cognition sociale.

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Pour citer cet article :

Hughes C, Lecce S. Cognition sociale précoce. Dans: Tremblay RE, Boivin M, Peters RDeV, eds. Zelazo PD, éd. thème. Encyclopédie sur le développement des jeunes enfants [en ligne]. https://www.enfant-encyclopedie.com/cognition-sociale/selon-experts/cognition-sociale-precoce. Publié : Septembre 2010. Consulté le 29 mars 2024.

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