Supplanter les fausses dichotomies dans le domaine de l’apprentissage par le jeu : commentaire général


Ontario Institute for Studies in Education, University of Toronto, Canada

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Introduction

On observe une hausse du nombre d’études destinées à comprendre la meilleure façon de stimuler les développements social, affectif et cognitif des jeunes enfants grâce à l’apprentissage par le jeu, ce qui est encourageant. Or, cette méthode comporte des définitions et objectifs divers, à l’instar de toute la myriade de notions associées aux avantages connexes ou avancés de « l’apprentissage préscolaire ». Malgré une transition cohérente, fiable et valide des résultats théoriques vers l’amélioration de la pédagogie, l’aménagement environnemental et les politiques axées sur l’apprentissage des jeunes enfants demeurent difficiles en raison du manque de consensus basé sur des données probantes.

L’auteure spécialiste de ce domaine, Angela Pyle, et sa collaboratrice, Erica Danniels,1 fournissent un excellent portrait de ces difficultés, en soulignant, par exemple, l’existence actuelle de deux démarches de recherche distinctes. On distingue, d’une part, les études qui ciblent les résultats sur le développement de l’apprentissage par le jeu, comme l’auto-régulation et la pratique simultanée du « jeu libre » (qui consiste à indiquer en quelque sorte à l’enfant « fais ce que tu veux ») associée à un rôle passif de l’éducateur. Ces efforts contrastent avec les pressions engendrées par les impératifs de réussite scolaire de l’enfant, selon des activités davantage dirigées par l’éducateur. Dre Pyle stipule que l’on peut et que l’on devrait obtenir des résultats à la fois académiques et développementaux par l’apprentissage par le jeu. Grâce à son travail, elle apporte une orientation prometteuse2,3 qui établit comment parvenir à un équilibre intégré et efficace entre deux approches extrêmes : des activités totalement dirigées par l’enfant, et des activités totalement dirigées par l’éducateur, une démarche largement absente. J’y consens.

Recherche et conclusions : parvenir à un point de confort, en zone grise 

Les contributeurs apportent une touche efficace au domaine lorsqu’il s’agit des définitions et des objectifs du jeu et confirment en général les différences mentionnées par Dre Pyle. Le contexte est important et la majorité des contributeurs étant situés aux États-Unis, ils constatent une baisse du temps consacré aux différentes formes d’opportunités d’apprentissage par le jeu en raison de la hausse de la pression imposée par l’atteinte de résultats. Au contraire, au Canada, l’éducation préscolaire est en majorité enseignée sous une forme ou une autre d’apprentissage par le jeu. Les incohérences au niveau international de l’instauration de l’outil pédagogique que constitue l’apprentissage par le jeu ajoutent des difficultés supplémentaires aux études axées sur cette démarche pédagogique.

Daubert, Ramani et Rubin4 ont introduit la notion la plus axée sur le jeu dirigé par l’enfant en soulignant son rôle sur le développement socio-affectif, et en encourageant le jeu ouvert, spontané, « sans règle » et « sans directive ». Néanmoins, leur théorie qui stipule que « le jeu consiste uniquement à faire semblant » porte à confusion car la plupart des défenseurs des pédagogies émergentes et du jeu ouvert soutiendraient que l’apprentissage par le jeu implique majoritairement la curiosité et les intérêts naturels de l’enfant qui est porté intrinsèquement vers la « résolution de problèmes » dans son environnement naturel ou en milieu préscolaire, dans différentes disciplines ludiques.5

Concernant l’apprentissage par le jeu basé sur le « faire semblant », les travaux de Berk6 consacrés au rôle du jeu de simulation et de son impact sur les résultats socio-affectifs (l’auto-régulation, notamment) apportent un bon exemple de jeu régi par des règles élaborées par l’enseignant. Les opportunités d’improvisation s’offrant à l’enfant pour faire semblant et transformer certains objets pour leur conférer un usage distinct se sont avérées prometteuses. Bien que ces résultats soient un peu plus près de l’extrémité que compose le jeu dirigé par l’enseignant, ils se rapprochent certainement de l’équilibre posé par les enjeux exposés par Dre Pyle.

Bergen7 a constaté que le fait de justifier l’apprentissage par le jeu dans un contexte de pression ciblant l’atteinte d’un environnement a stimulé la recherche et a entraîné ce qu’elle nomme le « jeu constructif » et ses impacts sur le langage, la lecture et le calcul. Naturellement, il est facile de déduire que sans cibler la hausse des résultats scolaires, le jeu n’est pas « constructif » concernant la trajectoire de développement de l’enfant. En dépit de la signification réelle donnée par Bergen au jeu « constructif », elle sous-entend clairement le besoin de poursuivre la recherche et la pédagogie qui visent à atteindre l’équilibre caractérisé par la création d’un environnement ayant un impact sur les développements social, affectif et cognitif de l’enfant. Elle pointe du doigt à juste titre le besoin d’approfondir la recherche qui mesure des éléments tels l’auto-régulation, la lecture, l’écriture et les pratiques pédagogiques qui caractérisent cette zone grise de l’équilibre entre les démarches totalement dirigées par l’enfant et celles dirigées par l’enseignant. Hassinger-Das, Zosh, Hirsh-Pasek et Golinkoff8 décrivent également comment une approche fondée sur le jeu dans un « environnement dirigé » peut altérer l’acquisition des concepts mathématiques.

Weisberg et Zosh9 dépeignent un équilibre qui est très prometteur. Ils appuient clairement le rôle primordial de l’éducateur qui agit en tant que concepteur environnemental et guide. Il est absolument essentiel de veiller à ce que l’enfant ait accès à des infrastructures (y compris à des activités extérieures) riches en possibilités de combler sa curiosité instinctive à résoudre des problèmes et à apprendre de ses échecs lorsqu’il joue. De plus, loin de laisser les choses se faire, ces pairs comprennent l’essence du « jeu dirigé » (dirigé par le croisement entre l’environnement et les caractéristiques intrinsèques de l’enfant, et dirigé par les adultes de son entourage qui sont présents et le soutiennent en lui posant une ou deux questions). « Que se passerait-il si tu...? » « Ouah, ce que c’est intéressant! Peux-tu m’en parler davantage? » Ces auteurs décrivent cet équilibre de manière simple : « La présence d’un adulte qui organise la situation et apporte son soutien tout au long du processus... tout en veillant à conserver l’autonomie de l’enfant ».

Edwards10 met en garde les éducateurs et les chercheurs en éducation préscolaire sur l’usage approprié du jeu numérique. Renforcer l’usage omniprésent des appareils numériques, de concert à des précautions évidentes quant à la meilleure façon d’intégrer l’usage de la technologie numérique à l’apprentissage par le jeu et sur les moyens d’ajuster son utilisation déjà hautement répandue, demande la conduite rigoureuse d’études afin de combler cette lacune. Vu la hausse des fournisseurs commerciaux ciblant le « marché » des jeunes enfants, une réponse fondée sur des données probantes est essentielle quant aux effets négatifs possibles sur cette population. 

Pour finir, DeLuca11 attire l’attention sur les enjeux importants que représente l’évaluation des environnements d’apprentissage préscolaire. Son intérêt porte principalement, avec raison, sur les difficultés associées à la mesure des progrès de l’enfant en termes de développement et sur la nécessité d’élaborer des méthodes que l’on peut facilement intégrer à l’emploi du temps déjà surchargé de l’éducateur. Il existe de nouvelles méthodes de documentation, dont certaines sous format numérique, qui sont prometteuses, faciles d’utilisation et impliquent réellement le partage entre les proches de l’enfant des bases de co-construction qui dressent le portrait de l’évolution de son développement. Lors de l’évaluation, il est essentiel de s’accorder sur les éléments de mesure appropriés pour des critères sélectionnés, telles les habiletés socio-affectives, de discours, de langage et de réflexion. De plus amples études et des travaux de conception et d’implantation sont nécessaires. Il est également capital que « l’évaluation » soit envisagée dans un contexte beaucoup plus large, notamment par la conduite de travaux d’évaluation et de recherche formatives qui visent à répondre à d’autres questions relatives aux environnements d’apprentissage préscolaire.

Implications sur le développement et les politiques : une histoire pour conclure

La contribution notable de Dre Pyle indique que nous devons assurer l’équilibre pédagogique entre la curiosité naturelle de l’enfant et un environnement qui offre un encadrement délibéré qui vise à soutenir la progression selon des critères de développement clés. La clé est d’éviter les deux extrêmes : d’un côté, les activités totalement libres et ouvertes, et de l’autre, une approche descendante dirigée par l’enseignant. Dre Pyle a vu juste, mais a dû surmonter d’immenses difficultés pour parvenir à ces conclusions.

Une histoire, pour commencer.  

Il était une fois, un professeur de l’Université de Toronto visitant des classes préscolaires dans la région de Toronto. C’est un grand plaisir pour lui de visiter ces classes et il se réjouit des progrès réalisés en Ontario concernant l’apprentissage universel par le jeu, dédié aux enfants de quatre et cinq ans. La mise en œuvre uniforme de ce programme s’est améliorée depuis sa création, il y a sept ans. Aujourd’hui, lors d’une période de trois heures consistant simplement à observer les élèves jouer, le professeur, que nous nommerons Charles, est fixé sur une fillette de quatre ans, à un poste d’eau. Elle s’est mise à verser de l’eau depuis un sceau en plastique de taille moyenne dans un petit gobelet et s’est aperçue instantanément que l’eau débordait du récipient plus petit. Un éducateur en petite enfance observait à proximité l’enfant effectuant une autre tentative, en versant plus lentement et en remplissant le petit gobelet avec davantage de minutie. L’éducateur a demandé doucement à la fillette « alors, que se passe-t-il? »; ce à quoi elle a répondu « il y avait trop d’eau dans celui-ci pour celui-là? ». Quelles furent les remarques du professeur? : « La loi de conservation de la substance de Piaget? La poussée d’Archimède? Les habiletés d’approximation successive? Il est facile de l'imaginer dans trente ans comme post-doctorante en biochimie. »

Les contributions de ces chercheurs sont très importantes quant au besoin actuel de mieux comprendre et de démontrer les avantages sociaux, affectifs, cognitifs et économiques des opportunités d’apprentissage par le jeu dédié aux jeunes enfants et de haute qualité. La gamme complète des critères et des plans expérimentaux davantage précisés par des mesures fiables et valides doit être testée. Il est important de noter que le plus grand défi est d’effectuer la transition entre la recherche qui conforte les promesses de la zone grise d’équilibre avec la pédagogie prévisible et cohérente intermédiaire entre les extrêmes, en sachant que le jeu totalement libre et le comportement complètement dirigé par l’enseignant sont plus faciles à mettre en œuvre qu’un encadrement de soutien à mi-chemin entre les deux. Les études et les politiques en mesure de démontrer le rôle de l’éducateur en constante évolution dans un environnement d’apprentissage qui procure des opportunités de jeu à l’équilibre entre le jeu auto-dirigé et celui dirigé par l’adulte, et où l’octroi de ces opportunités est guidé par les objectifs d’apprentissage, peuvent établir un cadre prometteur aux programmes fondés sur le jeu qui ciblent l’apprentissage de l’enfant de manière exhaustive. Sept ans après sa mise en œuvre, principalement axée sur l’équilibre constaté par Dre Pyle, cette étude de cas de l’Ontario offre un minimum d’espoir à cet égard, selon une uniformité pédagogique croissante en parallèle à des résultats de recherche encourageants.12

Références

  1. Danniels E, Pyle A. Defining Play-based Learning. In: Tremblay RE, Boivin M, Peters RDeV, eds. Pyle A, topic ed. Encyclopedia on Early Childhood Development [online]. http://www.child-encyclopedia.com/play-based-learning/according-experts/defining-play-based-learning. Published January 2018. Accessed January 15, 2018.
  2. Pyle, A, Danniels, E. A continuum of play-based learning: The role of the teacher in a play-based pedagogy and the fear of hijacking play. Early Education & Development. 2017; 28(3):274-289.
  3. Pyle, A, Prioletta, J, Poliszczuk, D. The play-literacy interface in full-day kindergarten classrooms. Early Childhood Education Journal. 2018;46:117-127. 
  4. Daubert EN, Ramani GB, Rubin KH. Play-Based Learning and Social Development. In: Tremblay RE, Boivin M, Peters RDeV, eds. Pyle A, topic ed. Encyclopedia on Early Childhood Development [online]. http://www.child-encyclopedia.com/play-based-learning/according-experts/play-based-learning-and-social-development. Published January 2018. Accessed January 15, 2018
  5. Saracho O, Spodek B. A historical overview of theories of play. In: Saracho O, Spodek B, eds. Multiple perspectives on play in early childhood education. New York: NY; State University of New York Printers, 1998:1-10.
  6. Berk LE. The Role of Make-Believe Play in Development of Self-Regulation. In: Tremblay RE, Boivin M, Peters RDeV, eds. Pyle A, topic ed. Encyclopedia on Early Childhood Development [online]. http://www.child-encyclopedia.com/play-based-learning/according-experts/role-make-believe-play-development-self-regulation. Published January 2018. Accessed January 15, 2018.
  7. Bergen D. Cognitive Development in Play-Based Learning. In: Tremblay RE, Boivin M, Peters RDeV, eds. Pyle A, topic ed. Encyclopedia on Early Childhood Development [online]. http://www.child-encyclopedia.com/play-based-learning/according-experts/cognitive-development-play-based-learning. Published January 2018. Accessed January 15, 2018.
  8. Hassinger-Das B, Zosh JM, Hirsh-Pasek K, Golinkoff RM. Playing to Learn Mathematics. In: Tremblay RE, Boivin M, Peters RDeV, eds. Pyle A, topic ed. Encyclopedia on Early Childhood Development [online]. http://www.child-encyclopedia.com/play-based-learning/according-experts/playing-learn-mathematics. Published January 2018. Accessed January 15, 2018.
  9. Weisberg DS, Zosh JM. How Guided Play Promotes Early Childhood Learning. In: Tremblay RE, Boivin M, Peters RDeV, eds. Pyle A, topic ed. Encyclopedia on Early Childhood Development [online]. http://www.child-encyclopedia.com/play-based-learning/according-experts/how-guided-play-promotes-early-childhood-learning. Published January 2018. Accessed January 15, 2018.
  10. Edwards S. Digital Play. In: Tremblay RE, Boivin M, Peters RDeV, eds. Pyle A, topic ed. Encyclopedia on Early Childhood Development [online]. http://www.child-encyclopedia.com/play-based-learning/according-experts/digital-play. Published January 2018. Accessed January 15, 2018.
  11. Deluca C. Assessment in Play-Based Learning. In: Tremblay RE, Boivin M, Peters RDeV, eds. Pyle A, topic ed. Encyclopedia on Early Childhood Development [online]. http://www.child-encyclopedia.com/play-based-learning/according-experts/assessment-play-based-learning. Published January 2018. Accessed January 15, 2018.
  12. Pelletier J. Children gain learning boost from two-year, full-day kindergarten. The Conversation website. https://theconversation.com/children-gain-learning-boost-from-two-year-full-day-kindergarten-79549. Updated August 2, 2017. Accessed January 15, 2018.

Pour citer cet article :

Pascal CE. Supplanter les fausses dichotomies dans le domaine de l’apprentissage par le jeu : commentaire général. Dans: Tremblay RE, Boivin M, Peters RDeV, eds. Pyle A, éd. thème. Encyclopédie sur le développement des jeunes enfants [en ligne]. https://www.enfant-encyclopedie.com/apprentissage-par-le-jeu/selon-experts/supplanter-les-fausses-dichotomies-dans-le-domaine-de. Publié : Février 2018. Consulté le 16 avril 2024.

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